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Idées noires Page 7
Idées noires Read online
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— C’est une bonne question, mais j’imagine que ce n’est pas vraiment pour parlerdemonstatutquetum’asinvitéàprendreunverre,moncherNormand.
Nousnousconnaissonsdepuisplusdevingtans,etc’estlapremièrefoisqueça t’arrive.Situmedisaisplutôtcequitetracasse.
— Tu as raison. J’ai un problème et je ne sais pas trop à qui parler. C’est une
questiond’éthique…enfin,jepensequec’estunequestiond’éthique…
—Situmeracontaisl’histoire,aulieudetournerautourdupot.
— Tout ça a commencé il y a deux ans. J’ai reçu l’appel d’une fille qui disait s’appelerStella,etquiprétendaittravaillercommedanseusedansunbarcontrôlé par une organisation criminelle. La précision est inutile, je sais, mais ce bar-là n’était pas enregistré au nom d’un homme de paille ou d’une compagnie à numéro.IlappartenaitàNickyPodesto.
— LeNickyPodesto?
— Lui-même. Le dauphin en personne. Disons plutôt l’e x-dauphin : il vient d’être condamné à douze ans de prison, comme tu le sais probablement.
Quelqu’unvaenprofiterpourluiravirsaplace,c’estsûr.
— Ça m’étonne qu’un bandit de son calibre soit directement propriétaire d’un bardedanseuses.Pasdeprête-nom,pasd’entourloupettecomptable?
—Sonbarestimpeccablementtenu,attention.Ilestfréquentépardesavocats, desdéputés,desjoueursdehockey–peut-êtremêmepardesaumôniers,quisait
? Les danseuses ne font pas d’extras et il n’y a pas de trafic de drogue – le serviced’ordreesttrèsdissuasif.Touteslesloissontrespectéesàlalettre,même lesloisfiscales.Cebar-là,c’estlacrème,l’élite,letopdutop.C’estpourcela queStellaavaitchoisid’ytravailler,d’ailleurs.
—TuveuxmeparlerdecetteStella,sijecomprendsbien?
— Tu as tout deviné. C’est elle qui m’a contacté pour me donner des informationsàproposdeNicky.Ellenemedemandaitjamaisd’argent,dumoins au début. Je la rencontrais dans un motel du boulevard Taschereau et elle me décrivait les deals de drogue de Nicky, ses alliances, ses stratégies. Ses informations étaient si nombreuses et si justes que j’ai soupçonné qu’elle les avaitacquisessurl’oreiller.Jenerataisjamaisnosrendez-vous,évidemment:ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre un délateur de cette qualité. Nous en sommes assez vite venus à échanger autre chose que des informations. J’ai compris trop tard que cela faisait partie du jeu, ou plutôt du double jeu. Je m’étaiscompromis,toutcommeNick.
—Tuvastropvitepourmoi.EllecouchaitavecNicketavectoi?Ellet’afait
chanter?
— Si elle avait révélé à qui que ce soit que nous avions eu une liaison, j’en auraisétéplutôtfier:tuauraisdûvoirlafille!C’estàlafoisplussimpleetplus compliqué. La première fois que je l’ai vue, elle s’est contentée de me donner desrenseignementsàproposdeNick.Ellem’adécritsamaison,ellem’aparlé de ses relations, elle m’a même fait une description très détaillée de son tempérament.Unepsychologueprofessionnellen’auraitpasfaitmieux.Toutce qu’ellemedisaitétaitrigoureusementvrai,etbienmieuxdocumentéqueceque j’aurais pu apprendre dans les dossiers du service des renseignements. Cette fille-là était plus rusée que la plupart des enquêteurs que je connais. Le pire, c’est qu’elle ne me demandait même pas d’argent en échange de ses informations.Jeluiaioffertdeluiverserunsalaire,maisellearefusé.
—Jenecomprendstoujourspas.Qu’est-cequ’ellevoulait?
—C’estdifficileàcroire,maisellecherchaitsadosed’adrénaline.Le kick. Le thrill.Ellevivaitdansunfilmpolicier,tucomprends?
—Jecomprendscequetumedis,maisj’aidumalàycroire.
—Jenel’aipascrumoinonplus,maisc’étaitunebonnepartiedelavérité.Un jour,elleaeubesoindedixmilledollars.
—Ah!
—Cen’estpascequetupenses.Elleavaitimaginéuncoupmontédanslequel unfauxpolicierferaitundealdedrogueavecundeshommesdeNicky.Lecoup foirerait,cequiétabliraitlacrédibilitédeStellaauprèsdeNicky:elleluiaurait ditàl’avancequeçanemarcheraitpas.
—EllevoulaitfairecroireàNickyqu’elletemanipulait?
— Mieux que ça, tu vas voir. On a fait ce qu’elle nous demandait, et tout a marché comme sur des roulettes. Quelques semaines plus tard, on organise un autredeal,unpeuplusgroscelui-là:vingtmilledollars.Lespoliciersarrivent juste au bon moment, l’homme de main de Nicky se fait arrêter, on saisit la drogue,çafaitunbelarticledanslesjournaux,lecontribuableestravidepayer des impôts et tout le monde est content, surtout Stella, qui devient de plus en plus crédible aux yeux de Nicky : elle l’avait évidemment prévenu de ce qui
arriverait.Latroisièmefois,onfaituneautretransactiondevingtmilledollars, qui réussit cette fois-là. Les policiers n’interviennent pas et Nicky prend son profit. Comme Stella avait prévu que le coup réussirait, elle passe pour être infaillible. Il ne restait plus qu’à préparer un coup encore plus fumant pour mettrelamainaucolletdeNicky.Onparleàcemoment-làd’uneaffairededeux cent mille dollars. Selon notre scénario, c’est Stella elle-même qui devait remettre l’argent à Nicky : il fallait le prendre la main dans le sac. J’ai donc donnédeuxcentmilledollarsàStella…
—…quiestpartieaveclacaisse?
— Oui, mais pas tout de suite. Elle a d’abord remis la valise à Nicky en main propre–façondeparler,biensûr.
—Vousaviezdonclapreuvequ’ilvousfallaitpourl’arrêter…
— … et c’est exactement ce que nous avons fait. Nicky a eu droit à sa photo danslejournal,menottesauxpoings,etlecontribuablen’enfinissaitplusd’être content.
—EtStella?
— Nous avions convenu qu’elle partirait en taxi le plus rapidement possible après le deal et que je la retrouverais un peu plus tard dans un motel. Comme deux précautions valent mieux qu’une, le chauffeur du taxi était un de nos hommes. Elle a profité de la confusion pour prendre un autre taxi et se sauver aveclavalise.
—…Nickysaitqu’ellel’atrahi?
—Biensûr.
—C’estcequis’appellevivredangereusement:ilvavouloirsevenger,non?
—Etcomment!Maisilfaudrad’abordqu’illaretrouve.Sijen’ysuispasarrivé malgré tous les moyens dont je dispose, je ne sais pas comment il pourrait s’y prendre.
—Tum’avaisparléd’unequestiond’éthique…
—Unesortedequestiond’éthique,oui…
—Ilmesemblequetun’asrienàtereprocherdanscettehistoire:tuaspeut-
êtreétéblessédanstonorgueil,maistuasagidebonnefoi,ettudisaistoi-même quetuétaisdisposéàpayerStellapoursesservices…
—Cen’estpasleproblème.JesuisallévoirNickyenprisonausujetdecette affaire. Je me suis toujours très bien entendu avec lui. C’est un homme charmant, instruit, intelligent et doté d’un solide sens de l’humour. Je pense pouvoir dire que nous nous respectons mutuellement. Je connais les règles de sonmilieu,ilconnaîtlesmiennes.J’aimiscartessurtable,etilenafaitautant.
Ilm’aditqu’iln’avaitjamaissulavéritableidentitédeStellaetqu’ellen’avait jamaispartagésonlit,contrairementàcequeje
croyais.
—Commentluia-t-elletirélesversdunez,danscecas?
—Nickyafiniparmel’avouer,maisilm’afalluretournerlevoirenprisontrois foisetilm’afaitjurerdegarderlesecret.Sijeteledis,ilfautquetumejuresde legarderàtontour.Nickyvafinirparsortirdeprisonundecesjours.Silebruit commenceàcirculer,ilsauraqueçavientdemoi:jesuisleseulàsavoirlefond del’affaire,tucomprends?Tumeprometsdegarderlesecret?
—Siçanefaitpasdemoilecompliced’uncrime,jetelejure.
—Elleluiafaitcroirequ’elleétaitastrologue.
—…Non…
— Je te jure. Elle le bullshittait avec Saturne qui entrait dans la maison du Scorpion, elle lui racontait qu’il détestait les hypocrites, qu’il était supérieurementintelligent,queplusieursfemmesétaientfollesdelui,qu’unde ses complices le trahirait bientôt et qu’une transaction importante échouerait…
Nickyaavalélever,l’hameçon,lefil,lemoulinetettoutelacanneavec.Cette fille-làafaitdeuxcentmilledollarscashavecdeshoroscopes.Quiditmieux?
—Ellelesméritait,situveuxmonavis.Jenesuispassûrquej’auraiseuautant decran.Enfait,jesuissûrquejen’auraisjamaisréussiuncoupcommecelui-là.
— Tu as tort de te sous-estimer. Ça prend du cran pour essayer de nous faire croireàlavirginitédeMarieetàlaSainteTrinité.
—Sanstropdesuccès,commetupeuxvoir:lesgenspréfèrentlesastrologues.
MaisrevenonsàStella…Sonhistoiren’estpasfinie,non?
— Tu devrais être astrologue, toi aussi… Un de mes enquêteurs a recoupé des photos, il a fait des liens, et il a trouvé que notre Stella s’appelle en réalité Louiseetqu’elleestsoupçonnéed’avoirperpétréplusieurscambriolagesdansla région de Montréal. J’ai enfin appris qu’elle vit maintenant à la Barbade, pays aveclequelleCanadaasignéuntraitéd’extradition.Ilsuffiraitd’uncoupdefil pour lui mettre le grappin dessus, mais j’hésite. Toi qui es branché sur Jésus, peux-tumedirecequ’ilferaitàmaplace?
—Bonnequestion…Ilyacombiendetempsqu’ellevitlà?
—Sixmois.
—Tuessûrqu’ils’agitbiendelamêmepersonne?
—Sûretcertain.J’aivudesphotos.Elleestdifficileàoublier,crois-moi.
—As-tudesraisonsdecroirequ’elles’apprêteàcommettreuncrime?
— Selon mes informateurs, elle s’est convertie à une religion qui s’appelle la Bourse. Le dieu de cette secte s’appelle Dollar, et tous les ministres sont exonérésd’impôts.
—Jeconnaisbiencettereligion.J’avouequesesdisciplesnouslivrentunevive concurrence. Mais revenons à Stella. Si j’étais à ta place, je commencerais par payer un autre verre à ton ami aumônier. Ce sera ta pénitence. Ensuite, je méditeraissurlepouvoirdupardon.
—Jeteprometsquej’ypenserai.Quedirais-tud’unepartiedebillard?
13
LATABLETTE
Je me demande parfois si c’était une bonne idée d’offrir un iPad à mon beau-pèrepoursonsoixante-dixièmeanniversaire.
— C’est peine perdue, a répondu Véro quand j’ai fait cette suggestion. Il a toujours été allergique à l’informatique. Ce n’est pas un gadget de plus qui le ferachangerd’idée.
— Ces nouvelles tablettes sont beaucoup plus faciles à utiliser que des ordinateurs. La preuve, c’est que j’y suis arrivé. Robert pourrait l’utiliser pour liresesjournaux,fairedesmotscroisés,jouerauxcartesetmêmesedévelopper unréseaud’amis,quisait?
Véroahochélatêteetj’aisentiquej’avaismarquéunpoint.Depuisledécèsde mabelle-mère,ilnesepassepasdeuxjourssansqueRoberttéléphoneàsafille pourluidemandersionpeutlaverdeschaussettesblanchesàl’eaufroide,quelle est sa recette de couscous, ou simplement pour raconter avec force détails sa visiteaucentrecommercial.S’iln’appellepasVéronique,ilserabatsurIsabelle, sa deuxième fille, qui est cependant moins patiente que l’aînée. Nous comprenonstousqu’ils’ennuieetnouscompatissonsàsonmalheur,maisilya quandmêmeplusdedixansqu’ilestveuf.Ilestpeut-êtretempsqu’ilcessede comptersursesfillespoursedésennuyer.
—Çavautpeut-êtrelapeined’essayer…,a-t-ellefiniparlâcher.
Puisquej’avaiseul’idée,c’estàmoiqu’estrevenuelatâched’acheterlatablette,
puisdemontreràRobertcommentellefonctionnait.Àmagrandesurprise,illui asuffid’unseulaprès-midipourapprendreàenvoyeretrecevoirdescourriels, s’abonneràdesjournauxetmêmes’inscriresurFacebook.
Son comportement a alors changé du tout au tout. S’il appelait à la maison, désormais, c’était pour me parler à moi : il voulait savoir où se trouvaient les trémas sur le clavier, comment s’y prendre pour transférer des photos, téléchargerdesémissionsdetélévisionoudenouvellesapplications.Jel’aidais dumieuxquejelepouvais,tropheureuxquemonplanaitréussi:nonseulement mon beau-père trouvait à s’occuper, mais il commençait à se tisser un réseau social.Ceréseauselimitaitpourl’instantàuneseulepersonne–moi–,maisje n’avais aucune raison de croire qu’il s’arrêterait là. Une fois lancé, qui sait jusqu’oùilirait?
Audébut,ilm’appelaitcinqousixfoisparjour.Auboutd’unesemaine,ilavait apprisàregroupersesquestionsetmecontactaitdemoinsenmoinssouvent,à mongrandsoulagement.Nosconversationsontcependantbientôtprisunedrôle detournure.
— Est-ce que je peux te poser une question d’ordre personnel, Jean-Claude ?
m’a-t-ilainsidemandéunsoir.
Il est difficile de répondre par la négative à une telle question, même si on le devrait. Je lui ai donc servi un oui hésitant, espérant qu’il serait sensible à ma retenue. Je voudrais préciser avant d’aller plus loin que je connais mon beau-père depuis un quart de siècle et que je m’entends bien avec lui. Nos conversationsselimitentàdessujetsqued’aucunspourraienttrouverconvenus etredondants–lesenfants,lesport,lapolitique,lesautomobiles–maisjem’en accommode à merveille. La superficialité a ses avantages et je suis un de ses plusardentspartisans.Surtoutaveclui.
—Es-tusatisfaitdelatailledetonpénis?m’a-t-ildemandé.
J’ai tenté de ravaler ma salive, sans succès. Elle s’était évaporée avec une soudainetéquejequalifieraissanshésiterdemiraculeuse.
Jen’avaisjamaisimaginéaborderlaquestiondelatailledemonpénisavecmon beau-père, pas plus qu’avec qui que ce soit, d’ailleurs, et je n’entendais pas dérogeràcettepudiquerésolution.Àl’exceptiondemonépouse,etencore,jene
voyaispasquicelapourraitintéresser.
—Pourquoicettequestion?
—Jereçoischaquejourdescourrielsquimepromettentdesmoyensinfaillibles pour enlargemypenis,commeilsdisent.C’estbizarre,non?
Jemesuisalorsavisédecequepersonnenel’avaitmisengardecontrecegenre d’arnaque.Jeprésumaisqu’ilétaitassezintelligentpourseméfier,maisonpeut trèsbienêtreàlafoisintelligentetcrédule,surtoutencesmatières.
— Je ne peux pas croire qu’il y a encore des nigauds qui répondent à ces escroqueries,ai-jerépondusurletondeceluiquiréfléchitàhautevoix.
—Jemedisais,aussi…Commentvontlesenfants?
Soulagé qu’il change de sujet, je lui ai donné des nouvelles de la progéniture,
maisjesentaisqu’ilnes’intéressaitpasvraimentàcequejeluidisais.
Il a ensuite passé toute une semaine sans nous téléphoner, ce qui ne lui était jamaisarrivédepuisledécèsdemabelle-mère.
Véroniqueafinipars’eninquiéter.Ellel’aappelépourbavarderaveclui,etje voyais des rides se creuser sur son front tandis qu’elle l’écoutait. Ce genre de signe n’échappe pas à un mari après vingt-cinq ans de mariage, du moins lorsqu’ils’intéresseencoreàsonépouse.
—J’ail’impressionqu’ilavaitbu,m’a-t-elleavouéquandellearaccroché.Ses phrasesétaientconfuses,sonélocutionunpeumolle…
—Bah!Çaneluiarrivepassouvent,etpuisnoussommessamedisoir…
— J’ai aussi eu l’impression que je le dérangeais. Je ne pourrais pas le jurer, maisj’aicruentendreunevoixféminine,enarrière-plan…
—Tantmieuxpourlui!
Véroniqueatoujourseudumalàimaginerquesonpèrepourraitunjour refaire savie,commeleveutl’expressionconsacrée.Sachantàl’avancecequ’elleme dirait si j’abordais le sujet, je n’ai pas poussé plus loin la conversation et nous sommesretournéschacundansnotrebulle.
Tandis que Véronique se plongeait dans un roman, j’ai fait semblant de lire un
article de magazine sur mon iPad, mais la conversation que j’avais eue avec Robertsurlatailledesonpénismetracassait.Était-ceparsimplecuriositéque Robert m’avait posé cette question, ou avait-il quelque motif caché de s’intéresser à ce sujet ? Plusieurs hommes conservent leurs capacités érectiles jusqu’àunâgeavancé,d’aprèscequ’onlitdanslesarticlestraitantdesexualité (espérons qu’ils disent la vérité) ; pourquoi mon beau-père ne serait-il pas du nombre?Qu’ilaitétéfidèleàsonépousependanttoutesavielecondamnait-ilà la chasteté éternelle ? Et d’ailleurs, avait-il toujours été fidèle du temps de son mariageetchasteparlasuite?Qu’est-cequej’ensavais,aprèstout?