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Idées noires Page 6
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DUCAPITAL
Tu as le droit de savoir d’où vient l’argent dont tu hériteras, ma très chère Tatiana. Tu trouveras peut-être certains des montages financiers un peu compliqués,maisunboncomptablesauratedémêlertoutça.Jet’assurequetu n’auras pas de surprises au bout du processus : tout est légal. Tu n’as pas à t’inquiéter.
Tu as aussi le droit de savoir dans quelles circonstances je t’ai adoptée. Je t’ai toujoursfaitcroirequej’étaisallétechercherenRussieengraissantlapattede quelquesfonctionnairespourcontournerlesprocédureshabituelles,maiscen’est pas la vérité. Ton certificat de naissance est un faux, comme tu le sais depuis toujours,maisilyaplusieursfaçonsdefalsifierundocumentetencoreplusde bonnesraisonsdelefaire.
Qu’ya-t-ildeplusabsurdedetoutefaçonqu’uncertificatdenaissance,quandon ypense?Toietmoisavonstrèsbienquetuesnéeilyavingt-cinqans.Est-ce vraiment important de savoir si c’était en septembre ou en octobre, le 14 ou le 15, si tu es Vierge ou Balance ? Est-ce que j’ai déjà oublié un de tes anniversaires?N’as-tupastoujoursétécouvertedecadeaux?
Si tout le monde y croit, un faux devient un vrai. C’est exactement comme ça quefonctionnelamonnaieetpersonnenetrouveàyredire.
J’avais vingt ans quand j’ai perpétré mon premier cambriolage. J’étais alors
étudiantàl’université,jevivaisenappartementetjedépendaisdesboursespour payer mon beurre d’arachide. Je fréquentais Louise, une fille beaucoup plus richequemoi,mêmesiellen’avaitjamaistravaillédesavie:sesparents,qui avaient fait fortune en retapant des taudis et en les revendant à des prix faramineux,suppléaientàtoussesbesoins.
Louiseétaittrèsportéesurlesdroguesdetoutessortes,qu’ellessoientvégétales, chimiques ou psychologiques. Elle ne supportait qu’une seule attitude, un seul état:illuifallaitêtre highdetouteslesfaçonsimaginablesetlepluslongtemps possible.
Un soir que nous avions sniffé beaucoup de poudre, elle m’a mis au défi de commettreuncambriolage.Commeça,toutdesuite,pourle kick, pour le pied denezàlasociété,pourcreverl’abcèsdel’ennui,pourlapoésiedugestegratuit, pourcombattrelabourgeoisie.
Notre esprit était peut-être survolté ce soir-là, mais il était aussi terriblement efficace.Louiseestalléechercherdesgantsdeplastiquedontelleseservaitpour la vaisselle, une lampe de poche et des chiffons, puis nous sommes sortis faire du repérage dans un quartier cossu de Saint-Lambert qu’elle connaissait bien pouryavoirpassésonenfance.
Elle était complètement stone quand elle conduisait la Mercury Marquis vaste comme un transatlantique que son père lui avait donnée, et je me laissais béatementporterparsafolie.Jenel’aijamaisvueconduireautrementque stone.
Jenel’aijamaisvuefairequoiquecesoitautrementque stone,àbienypenser.
Nous avons vite trouvé une maison prometteuse : nous n’étions pas tout à fait certains qu’elle appartenait à un capitaliste qui extorquait de la plus-value aux bravescamaradestravailleurs,maiselleétaittoutdemêmedotéed’unepiscine, etpuisilfautbiencommencerquelquepart.Lamaisonétaitdetoutefaçontrès laide et ses propriétaires méritaient d’être punis pour leur mauvais goût. Pour couronner le tout, elle était plongée dans la plus totale obscurité, ce qui nous facilitaitlatâche.
Pour nous assurer qu’il n’y avait personne, je suis allé sonner à la porte. Si quelqu’un avait répondu, j’aurais prétendu m’être trompé d’adresse, tout bonnement.Personnen’arépondu.
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Nous nous sommes ensuite dirigés vers la cour et nous avons brisé une vitre à l’aide d’un nain de jardin. Comme nous avions pris la précaution de mettre un chiffonsurlavitre,lebruitaétésifaiblequ’ilaétécouvertparleronronnement dufiltreurdelapiscine.Onauraitditquenousavionsfaitçatoutenotrevie.
Nous avons attendu quelques secondes avant d’entrer, au cas où nous aurions entenduunchien,ouunsystèmed’alarme,ouquelquebruitprovenantd’unedes maisonsenvironnantes,maisiln’yavaitriend’autrequelesilenceabrutissantde labanlieue.
Nous nous sommes glissés à l’intérieur et nous avons abouti dans une salle de lavage. Toujours pas de bruit suspect. Nous avons traversé ensuite une grande salle dans laquelle se trouvait un bar bien garni. Louise a voulu subtiliser quelquesbouteilles,maisnousnoussommesalorsaperçusquenousn’avionspas apporté de sac pour emporter notre butin. Louise est retournée dans la salle de lavage,oùelleatrouvéunsac-poubelle.Cen’étaitcependantpaslemoyenidéal pourtransporterdesbouteillesdeverre,etelles’estcontentéed’unebouteillede GrandMarnier.
Nous sommes ensuite montés à l’étage et nous n’avions pas sitôt mis le pied danslacuisinequ’unsystèmed’alarmes’estdéclenché.Sansdouteyavait-ilun détecteurdemouvementdanslamaison,dontlechampd’actionnecouvraitpas le sous-sol. Plutôt que de nous énerver, nous sommes sortis le plus calmement possibleparlaporteprincipale,queLouiseaouverteaprèsavoirenfilésesgants.
Nous avons regagné la Mercury, mais Louise ne s’est pas enfuie en faisant crisserlespneus.Pourquoiattirerl’attentioninutilement?Elleatranquillement faitletourdupâtédemaisons,elleestrevenuesestationnerdanslarueetellea coupélemoteur.
Lespoliciersontmishuitminutesàarriver.Huitinterminablesminutes.
Nouslesavonsregardéssortirdeleurautomobile,s’approcherprudemmentdela maison en l’éclairant de leurs lampes de poche, en faire le tour et finalement trouverlafenêtrebrisée.Ilssontalorsretournésàleurvoituredepatrouilleavant
des’éloigner.Jesupposequ’ilsontensuitecherchéàcontacterlespropriétaires pourrevenirsurleslieuxaveceux,maisc’étaitleurproblème,paslenôtre.
—Terends-tucomptedecequenousaurionspuemporterenhuitminutes?a
concluLouiseendémarrantfinalementlaMercury.
Noussommesrentréschezelle–ellevivaitdansunappartementbeaucoupplus luxueux que le mien –, nous avons vidé la bouteille de Grand Marnier et nous avonsbaisécommedesmalades.Jenel’avaisjamaisvueaussiexcitée.
Il y a eu d’autres fois, bien sûr. Dans des maisons de plus en plus cossues, munies de systèmes d’alarme de plus en plus sophistiqués dont nous nous foutions chaque fois comme de l’an quarante. Deux minutes nous suffisaient pour emporter tout ce qui avait de la valeur – bijoux, argent, alcool, appareils photo, cocaïne. Il faut être cambrioleur pour savoir à quel point les gens sont prévisibles:ilsrangenttoujoursleursobjetsprécieuxauxmêmesendroits.
Le son strident des systèmes d’alarme déclenchait de tels rushs d’adrénaline chez Louise qu’elle était déçue quand il n’y en avait pas. Un peu plus, et elle auraitlaisséunenoteauxpropriétairespours’enplaindre.
Je ne partageais pas son enthousiasme. Contrairement à elle, je n’ai jamais trouvé que l’adrénaline était une drogue agréable. Pour dire la vérité, il m’arrivaitdepisserdansmesculottesquandj’entraisdansunemaison.
J’étaisaussitrèsdéçudurendementdenotreentreprise.Nousétionsàlamerci dereceleursquinenousdonnaientqu’unefractioninsignifiantedelavaleurde nosprisesetpouvaientnousdénonceràtoutmoment.
J’
ai élaboré quelques scénarios qui nous permettraient d’améliorer notre productivitétoutenréduisantlesrisques,maisLouisenevoulaitpasenentendre parler et me traitait de bourgeois. Elle aurait voulu au contraire qu’on se mette encoreplusendangerpouraugmenterle thrill,etmerdepourlerendement.Pour la satisfaire, il aurait fallu que nous dévalisions des banques et que nous finissions criblés de balles, comme dans Bonnie and Clyde. Nous divergions aussi d’opinion sur l’usage des drogues. Quelques bad trips sur l’acide m’avaientdonnéenviedelâchertoutça.Louise,desoncôté,n’enavaitjamais assez.Bref,elleétaitsuicidaire.Pasmoi.
Nosobjectifsdecroissanceétantinconciliables,nousavonsdécidédemettrefin ànotreassociationetdecélébrernotredivorceparunderniercambriolage.Nous avons sniffé ce qu’il fallait, nous sommes montés dans la Mercury et nous sommesallésàBrossard,oùnousavonsviterepéréunemaisonaussiimmense
que ridicule. On aurait dit que l’architecte s’était lancé le défi de loger un maximumdetourellessurlafaçadeetilnevoyaitapparemmentaucunproblème esthétique à ce que cette imitation de château médiéval soit munie de deux portesdegarage.
Nousavonssonnéàlaporte,commed’habitude.Pasderéponse.
Nous sommes entrés par une fenêtre donnant sur la cour, et nous n’avons pas déclenchéd’alarme.
Louise a avancé dans le noir sans allumer sa lampe de poche, et je l’ai bientôt entenduepousserungrandcri.Ilyavingt-cinqansdecelaetjefrissonneencore rienqued’ypenser.
Louise venait de heurter le corps d’un pendu. Je l’ai éclairé avec ma lampe de poche. Je n’aurais pas dû. La langue sortie, les yeux exorbités, il se balançait doucementauboutdesacorde.
Nous avons eu le réflexe de sortir de là le plus rapidement possible. Nous sommes montés au rez-de-chaussée pour nous enfuir par l’entrée principale, maisaumomentoùjeposaislamainsurlapoignée,nousavonsentenduunbruit trèsfaible,àl’étage.Louiseaposésamainsurmonbras.
—Attendsunpeu…Écoute…
J’aitendul’oreilleetj’aientenduquelquechosequiressemblaitàuneplainte,ou àdespleurnichementsdebébé.
Nousnenoussommespasconsultésetnoussommesmontésenmarchantsurla
pointedespieds.
Dansunedeschambres,nousavonstrouvéunefemme,étenduesurlelit.Nous n’avonspasmislongtempsàcomprendrecequis’étaitpassé:despotsdepilules videscouvraientlatabledechevet,d’autresétaienttombésparterre.J’aivoulu prendre son pouls, mais je ne l’ai pas cherché longtemps. Son bras avait la froideurdumétal,etjenedirairiendel’odeurquisedégageaitd’elle.
Nous avons de nouveau entendu de faibles lamentations, qui provenaient de la chambred’àcôté.
Tuétaislà,couchéesurledos,latêteenveloppéedansunsacdeplastique.
Tes parents avaient dû te laisser pour morte avant de se suicider, chacun à sa manière.
Ilst’avaientabandonnéelà,sanssedouterquetonappétitdevivret’amèneraità déchirerlesac.Dieusaitcommenttuyesarrivée,d’ailleurs:tuavaisdesipetits doigts!
Aprèsavoirretirélesac,Louiseasuggérédesortiretd’appelerlapoliceleplus vitepossible.
Jeluiairéponduquetun’avaispeut-êtrepaslesmoyensd’attendrehuitminutes.
Je t’ai prise dans mes bras et nous t’avons emmenée chez moi, dans mon minablepetitappartementd’étudiant.Jet’aifaitboiredesgouttesdelaitqueje déposaissurmonauriculaire,tandisqueLouiseallaitàlapharmacieachetertout cedontnousaurionsbesoinpournousoccuperdetoi.
Tuasbu,tuasmangéettonformidableappétitdevivreafaitlereste.
Nousaurionspualorstemettredansunpanierettedéposerdevantlaported’un orphelinat, d’un hôpital ou d’un poste de police, comme on le faisait autrefois, maisj’airefusé.Jet’avaistrouvée,j’avaisledroitdetegarder.
Louiseatentédemeconvaincredet’abandonner,sanssuccès.Jemesuisattaché àtoidèsquejet’aivue.C’estinexplicable,maisc’estcommeça.
J’enaiprofitépourchangerdevie.Jen’aiplusjamaistouchéàquelquedrogue quecesoitparlasuite:lacraintedevoirunpendusebalancerpendantuntrip deLSDm’avaitguériàtoutjamais.
Louisenevoulaitpasmesuivresurcettenouvellevoie.Lamaterniténel’avait jamais intéressée, et l’abstinence était au-dessus de ses forces. Nous nous sommes quittés en bons termes – c’était ce que nous avions déjà convenu de faire,detoutemanière.
Jeneluienaipasvoulu:avoirunenfantavaitétémadécision,paslasienne.
Lesjournauxontparlédusuicidedetesparents,cequim’apermisd’apprendre
qu’ils étaient tous deux bien connus des policiers. Il semble qu’ils faisaient partiedelamafiarusse.Aucunarticlen’ajamaisfaitmentiond’enfantquiaurait disparu.Lespoliciersontpourtantdûvoirtachambre,tesvêtements,toutça…
Je n’ai aucune idée de ce qu’ils ont conclu, ni même s’ils ont conclu quelque chose.
Louise passait régulièrement nous voir. Elle t’apportait des vêtements, des jouets, des gâteries. C’est elle aussi qui a inventé cette histoire d’adoption en Russieetquit’afournitesfauxpapiers.Nemedemandepascommentellelesa obtenus,jen’enaiaucuneidée–disonsplutôtquejepréfèrenepaslesavoir.
Illuiestarrivéd’offrirdetegarder,histoiredemedonnerunpeuderépit,mais j’avouequejen’avaispasentièrementconfianceensestalentsdegardienne.
Elle m’a par contre beaucoup aidé à te constituer un trousseau bien garni en imaginantunearnaqueàlaquellej’aiparticipéavecplaisir.Louiseavaitd’abord repéré une maison cossue à Outremont et avait découvert, je ne sais trop comment,qu’elleétaitlibredetoutehypothèqueetquesespropriétairesvivaient enFrancelamoitiédel’année.
Elle nous a fait fabriquer de faux permis de conduire et de fausses cartes d’assurance maladie aux noms des propriétaires de cette maison, et nous nous sommes présentés devant une notaire, à qui nous avons expliqué que j’avais venducettepropriétéàLouise.Lanotaireavérifiénospiècesd’identité,comme l’exige la loi, puis elle a enregistré la transaction. Je me souviens qu’elle nous avait trouvé bien jeunes, mais nous lui avons raconté une histoire d’héritage qu’ellen’aécoutéqued’uneseuleoreille:elleétaitobnubiléepartaprésence.Il faut dire que tu avais tout juste un an et que tu n’avais qu’à sourire pour faire fondreunglacier.
Une fois la transaction complétée, Louise a rapidement contracté une hypothèqued’undemi-milliondedollarssurcettemaisonetelleadécampéavec l’argent.
JesuisallélarejoindreàlaBarbade,oùnousavonspasséunesemainederêve dansunejolievilla.Nousenavonsprofitépoursignerquelquespapiersdansune banquelocale,etjesuisensuiterentréàlamaison.
Louise a évidemment conservé une partie du butin, c’était bien la moindre des
choses, mais elle nous en a laissé la plus grosse part. C’était un montant considérable, grâce auquel j’ai pu terminer mes études en actuariat sans avoir besoindetravailler.J’aiplacéleresteàlaBourse,oùj’aieubeaucoupdesuccès.
Labulletechnon’apasfaitquedesperdants,crois-moi!
Quand tu as fêté ton deuxième anniversaire – le douze août, selon tes faux papiers–j’aireçuparunservicedemessagerieunevalisecontenantde
uxcent mille dollars en petites coupures. J’ai bien examiné la valise, mais je n’ai pas trouvé de note explicative. Je suis sûr que c’était un cadeau de Louise (qui d’autre?),maisjen’enaiaucunepreuve.J’aiplacécemagotdansunefiducieà tonnom,ettupourrasconstaterqu’ilafaitdespetits.
Jen’aijamaisrevuLouiseparlasuiteetjen’enaijamaiseudenouvelles.Ça m’étonneraitqu’ellesoitencorevivante.
J’imagine que la bonne fée qui s’est penchée sur ton berceau est morte d’une overdose, quelque part sur une plage des Antilles, en contemplant les étoiles filantes.
Quandlemédecinm’aconfirmécequejepressentaisdepuislongtempsàpropos ducancerquimeronge,j’aiimmédiatementpenséàelle.Jeluiaimêmeadressé uneprière.Çam’étonneraitbeaucoupqu’ilyaitdelaplacepourlessaintesde son espèce dans le paradis des catholiques. Si c’est le cas, cependant, sache qu’elleveilleratoujourssurtoi.
12
STELLA
—Dis-moilavérité,Robert:est-cequelesecretduconfessionnalestvraiment une obligation pour les prêtres catholiques ? Si je te confessais un crime crapuleux,tunemedénonceraispas?
—Silecrimeadéjàétécommis,jegarderaislesilence.Cen’estpasàmoide faireletravaildespoliciers.Situvenaismeconfierquetuveuxassassinerton épouse, par contre, ce serait différent. Je serais alors moralement obligé de prévenir les policiers : si je ne le faisais pas, je deviendrais le complice d’un meurtre.Maistuneveuxpasassassinertonépouse,pasvrai?
—Ceseraitdifficile,vuquejenesuispasmarié.Ilyauneautrechosequeje medemandais,aussi,àproposdetontravail…
—Quoidonc?
—TunetrouvespasçaunpeubizarrequelaSûretéduQuébecpaielesalaire d’un aumônier ? Pourquoi pas un imam, un rabbin ou un sorcier ? Je ne comprends pas que personne n’ait encore porté plainte. C’est discriminatoire, non?