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Idées noires Page 9


  J’avais oublié que les cours d’histoire ont été abolis. Il n’y a aucun intérêt à ressasser les erreurs du passé, tu as sans doute raison, mais revenons à cette puce.Mamèreavaitinventécemécanismequ’elleappelait reset,parassociation avec une fonction qu’on trouvait sur les anciens ordinateurs. Si quelqu’un

  éprouvaitlessymptômesd’unedéfaillancecardiaque,parexemple,oumêmes’il étaitvictimed’unaccidentdelarouteoud’unassassinat,iln’avaitqu’àappuyer sur ce bouton pour relancer la machine. Toutes les fonctions corporelles repartaient à zéro, sauf la mémoire, bien entendu. Loin d’être effacée par cette opération,elledevenaitaucontrairepluspréciseetplusperformante.

  Soninventionn’assuraitpasl’immortalité,maisc’étaittoutcomme,etelleaeu enconséquenceunsuccèsinstantané.Toutlemondesefaisaitgrefferunepuce resetdanslecououdansl’épaule–c’étaientlesendroitslespluscommodes–

  oumêmedansdeszonesplussecrètesetplusamusantes.Leshypocondriaques

  s’en faisaient implanter des dizaines, les artistes corporels les intégraient à des tatouages de plus en plus sophistiqués, bref, c’était la folie – folie qui a fait la fortunedemamère,soitditenpassant,etlamienneparlasuite.Sijecompose delamusique,c’estparpurplaisir.Cetalentexpliqued’ailleursmonétonnante longévité. J’en connais plusieurs qui se sont lassés de leurs vies multiples bien avantmoi.

  Ma mère n’a jamais voulu se faire implanter cette puce. Je crois qu’elle avait pressenti ce qui se passerait par la suite : loin de croître avec l’usage, la satisfaction diminuait de façon si radicale à chaque utilisation que rares étaient ceux qui se rendaient à leur quatrième vie. Au-delà de cette étape, on entrait presquetoujourseneffetdansunezonederendementsnégatifsdontonvoulait sortirauplusvite.Lesprogrèsdelamédecineaidant,lesuicidedevenaitàpeu prèsleseulmoyend’yarriveretdesmillionsdepersonnesfinissaientparyavoir recours, donnant ainsi des exemples démoralisants aux plus jeunes : si notre deuxième ou troisième vie menait invariablement à cette fin, pourquoi la premièrevaudrait-ellelapeined’êtrevécue?

  Il s’est ensuivi une vague de déprime collective comme on n’en avait jamais connu.

  Certains étaient prêts à tout pour se détruire : on s’adonnait au terrorisme, on organisaitdesmanifestationsaucoursdesquellesonprovoquaitlespoliciers,on fomentait des guerres, on inventait des sports de plus en plus violents ou des émissions de téléréalité dans lesquelles les concurrents s’entretuaient à cœur joie,bref,c’étaitlecarnage.

  Les artistes ont été affectés plus durement que les autres. Plusieurs brûlaient la chandelleparlesdeuxboutsetselivraientàtouslesdérèglements,sachantque leur puce reset leur assurait un sevrage automatique. L’histoire de l’art n’a d’ailleursàpeuprèsrienretenudesœuvrescrééesàcetteépoque,cequin’arien d’étonnant.

  À l’exception de certains sages, personne, pourtant, ne demandait à se faire enlevercettesatanéepuce.Contretoutelogique,lesgensgardaientl’espoirque leschosesiraientens’améliorant.

  La société a fini par atteindre un tel niveau de dépravation que les gouvernements se sont sentis obligés de combattre ce fléau. Ils ont d’abord utilisé leurs armes habituelles – prohibition, taxation, campagnes de sensibilisation–sanssuccès.

  Onafiniparréglerleproblèmeeninstituantunemégaloterieoffrantdesprixsi faramineux qu’ils défiaient l’imagination. Pour se procurer un billet, il fallait évidemmentsefaireextrairelapuce reset.

  Il s’en trouve pour penser que c’était une bonne idée. J’ai toujours considéré pour ma part que le succès de cette loterie était l’épisode le plus pathétique de l’histoiredel’humanité.

  Commentdis-tu?C’estàcemoment-làquelescoursd’histoireontétéabolis, oui,tuastoutcompris.

  16

  NESORTEZPASLESOIR

  DescoupsfrappésàlaportefontsursauterBertrand.Ils’assuredeuxfoisplutôt qu’unequesonportableestbienfermé,puisilselèveetjetteuncoupd’œilpar le judas. Le visage qu’il aperçoit est déformé – tout le monde ressemble à un chameauàtraverscegenredelentille–maisl’hommesembleavoirsonâge–la quarantaineavancée–etBertrandnesesouvientpasdel’avoirdéjàvu.

  Ilentrouvrelaporte,quiresteretenueaucadreparunechaînette,etobserveun peumieuxlevisiteurparl’entrebâillement:l’hommeestcostaud,etsonvisage laisseparaîtreuneprofondelassitude.

  Bertrand n’est pas surpris quand le visiteur lui montre un badge. La vie est souvent mauvaise scénariste, mais rate rarement son coup en matière de distributiondesrôles.

  Cethommeestnépourêtrepolicier.

  —MonsieurBertrandLemelin?NormandGill,delaSûretéduQuébec.

  —Qu’est-cequejepeuxfairepourvous?

  —Vousdevriezmelaisserentrer.C’estdansvotreintérêt.

  La phrase est polie, mais le ton est sans appel et cet homme dégage une telle autorité que Bertrand ne songe même pas à lui désobéir. Il enlève la chaînette, ouvrelaporteets’écartepourlaisserpasserlepolicier.

  Celui-cientreetsedirigetoutdroitverslatabledelasalleàmanger,oùilsetire

  unechaisesansyavoirétéinvité.Ilauraitdifficilementpuallerailleurs,detoute façon:l’appartementnecomprendqu’unechambre,unecuisinetteetunsalon, quisertenmêmetempsdesalleàmanger.

  Bertrand ne saurait lui en vouloir de s’asseoir ainsi sans y avoir été invité : NormandGillestcorpulentetilalesoufflecourtaprèsavoirmontédeuxétages àpied.

  — Que me voulez-vous ? demande Bertrand quand le policier a repris son souffle.

  — C’est votre ordinateur ? dit-il en désignant l’appareil d’un mouvement méprisantdumenton.Qu’est-cequejeverraissijel’ouvrais?Despetitsgarçons quisefontvioler?Desmeurtresendirect?Delabestialité?

  —Jen’aipasàrépondreàvosquestions.

  —VoussurfezsurTor,sij’aibiencompris?Vousfaitesbien:ilparaîtqueçane laisse aucune trace. J’ai entendu dire qu’on pouvait se payer les services d’un tueuràgagessurceréseau.C’estvrai,ça?

  —Jen’aipasàvousrépondre.

  — Vous avez raison. Vous avez le droit de vous taire, et je vous invite à en profiter pleinement. Je n’ai pas vraiment envie d’entendre ce qui peut sortir de votrebouche,detoutefaçon,maisj’aideschosesàvousdireetjevoussuggère d’ouvrirgrandvosoreilles.VoussurfezdoncsurTor,vouspayezen bitcoins–je nesaispasquiestlegarsquiainventécettemonnaie,maisc’étaitsûrementun amateurdeporno,commevous. Bitcoin…Bon,vousn’êtespasobligéderire.Je nelatrouvepasdrôlemoinonplus.C’estundenosspécialistesendécryptage qui nous l’a faite. Il s’appelle Steven. C’est notre geek, comme on dit maintenant.C’estluiquim’aexpliquécequejedevaissavoiràproposduDeep Web. Je n’ai pas tout compris, loin de là. L’informatique et moi, ça fait deux.

  Steven vient tout juste d’avoir trente ans, et il se sent déjà dépassé. C’est vous dire. Êtes-vous familier avec les principes de base du cryptage, monsieur Lemelin?

  —…

  — Moi non plus, mais vous vous souvenez peut-être de vos cours de

  mathématiques du secondaire. Il paraît que tous les algorithmes utilisés pour pro
téger les sites Internet se basent sur les propriétés des nombres premiers.

  Celui qui percerait à jour ces algorithmes pourrait en théorie vider les comptes detouteslesbanquesdumonde,déclencherdesguerresnucléaires,bref,foutre le bordel sur la planète. Les mathématiciens ont toujours été convaincus que personne n’y arriverait jamais, mais ils se sont trompés. Il y a un petit génie, quelquepart,quiyestarrivé.Unindividuisolé,quitravailleseuldanssoncoin.

  Steven l’appelle Ali. Il pense qu’il doit avoir treize ou quatorze ans. On a le cerveauperformant,àcetâge-là.

  —Ali?

  — Il paraît que c’est le prénom masculin le plus courant au Pakistan. Ne cherchez pas plus loin. Personne ne connaît son véritable nom, et nous ne le connaîtronssansdoutejamais.Aliestunbiendrôledegeek:plutôtquedepiller lesbanques,commetoutlemondel’auraitfaitàsaplace,ils’amuseàpercerles codesdessitesdespédophilesunpeupartoutsurlaplanète.Iltransmetparfois deslistesdeleursutilisateursàdespoliciersquandilnepeutpasfaireautrement, maisilpréfèreleplussouventagirparlui-même.Ali,voyez-vous,adéveloppé unréseaudejeunesgeekstoutjusteauseuildel’adolescenceetquinefontpas confiance à la justice officielle. Ils ont tous été victimes de pervers dans votre genreetilsontdécidédesevenger.Àcetâge-là,commevouslesavez,onpeut facilement commettre les pires atrocités – ce n’est pas pour rien qu’il y a tant d’enfantssoldats.J’aivudesvidéosdecequelesamisd’Alifontsubiràleurs victimes. Il faut avoir le cœur solide pour supporter ça, croyez-moi. Pour ma part,jen’ysuispasarrivé.

  Vous n’avez pas à vous inquiéter pour moi, monsieur Lemelin. Je ne suis pas venu ici pour vous arrêter. Une preuve obtenue par des moyens illégaux n’a aucunevaleur,etAliabienévidemmentposéungesteillégalenpiratantvotre ordinateur et en nous transmettant vos coordonnées. Aucune accusation criminelleneseraportéecontrevous.J’aicependantdiscutédelasituationavec mes supérieurs, et même avec un aumônier, et nous avons convenu que nous avions l’obligation morale de vous prévenir de ce qui pourrait vous arriver si jamaisAlirefilaitvoscoordonnéesàsesjeunesamis.Nousnepouvonspasêtre complicesd’uncrimecrapuleux,vouscomprenez?

  À votre place, j’éviterais de sortir le soir. Et si jamais un scout frappe à votre portepourvousvendreuncalendrier,neluiouvrezsurtoutpas.

  17

  TUMEDÉÇOIS,KEVIN

  —Tumedéçois,Kevin.Tumedéçoisbeaucoup.Tuauraispuattendrequelques jours,non?Lelendemaindetalibération,tutefaisprendreencoreunefois.Le lendemain ! Tu n’as même pas eu vingt-quatre heures de liberté. Il faut croire que tu avais hâte de retourner en prison… Laisse-moi deviner… Tu aimais le menuduvendredisoir,c’estça?Tuavaisunepartiedecartesprévueavectes amis?Maisnon,c’estsûrementautrechose…

  —…

  —Ya-t-ilautrechose,Kevin?Jepeuxarrêterlemagnétophone,situveux.Ce quetudirasneserapasretenucontretoi.Çaresteraentrenous,promis.Depuis letempsqu’onseconnaît,tudevraispouvoirmefaireconfiance,non?

  —…

  —C’estcommeàl’école,ici:tuasledroitdetetaire.Tuasaussiledroitaux servicesd’unavocat,commetulesais.Pourquoiai-jel’impressiondemerépéter

  ?

  —Parcequevousvousrépétez.J’aipasbesoind’avocat.J’peuxpaslessentir.

  —Lejugeapprécieraàsajustevaleurleséconomiesquecelareprésentepourle trésorpublic.Tun’aspaslaisséd’empreintescettefois-ci–bravo,tuasfinipar apprendre!–maistuasétéfilméparunebonnedemi-douzainedecaméras.Tu n’asaucunechancedet’entirerettulesaisbien.Cen’estpasàmoidetedire quoifaire,Kevin,maistun’asjamaissongéàporterunmasqueouàenfilerun

  bas de nylon sur ta tête ? Tu devrais savoir qu’il y a des caméras partout, maintenant.

  —J’pouvaispasdevinerqu’yenauraitdanslessalonsfunéraires.Yapasune crissedecenneàfairelà…

  —Tuseraissurpris,Kevin.Lesmanteauxdesvisiteursvalentparfoistrèscher, etlerisquedesefairearrêterestpresquenul:situtefaisprendre,ilsuffitde prétendrequetut’estrompé.Ilyamêmedesgensassezbêtespourlaisserleur clé d’automobile dans leurs poches. Les urnes peuvent valoir très cher, elles aussi,maisilfauttrouverunclientàquilesrefiler…Lesvraisvoleurssontceux quilesvendentlapremièrefois,situveuxmonavis,maisjenesuispasicipour tedonnerdesidées,Kevin.Cen’étaientpaslesurnesquit’intéressaient,pasvrai

  ?Plutôtleurcontenu,non?Tuvoulaisdelacendre?

  —Sivoussavezdéjàtout,pourquoiquevousmeposezdesquestions?

  —Parcequeçam’intrigue.J’aiparlédetoncasavecplusieurscollèguesetils sontaussicurieuxquemoi:as-tuvraimentunbuzzquandtusniffesdescendres, Kevin?

  —Pasvraiment,non.Maisc’estbonpourcouperlacoke.

  —Tutecompliqueslaviepourrien,non?Tupeuxacheterdubicarbonatede soudedanstouteslesépiceries.

  —Lebicarbonate,çarendpaslapoudremeilleure.

  —Queveux-tudire?

  —Aveclacoke,d’habitude,onsesentheureux,onest winner,yarienànotre épreuve,onestlesroisdumonde,maisçareposesurrien…Quandonlacoupe avecdescendres,c’estpareil,maisavecuneautredimension.C’estça,letruc.

  —Uneautre dimension…

  —C’estuntrucdepsychologue,ça,derépétercequ’onvientdedirepournous faireparler?

  —Peut-être,maispeuimporte…Parle-moidecettedimension.Qu’est-cequetu veuxdire,aujuste?

  —C’estduràexpliquer…Çadonnedelaprofondeur,genre.Onapasenviede

  faire la fête, juste de réfléchir, d’aller au fond des choses. Ça donne de la profondeurànosréflexions,delagravité.Voilà,c’estçalemotquejecherchais

  :delagravité.

  Dumêmeauteurchezd’autreséditeurs

  Adulte

  Benito,Boréal,1987,Boréalcompact,1995.

  LaNotedepassage,Boréal,1985,B.Q.,1993.

  Bonheurfou,Boréal,1990.

  L’EffetSummerhill,Boréal,1988.

  Jeunesse

  LeChampmaudit,Lacourteéchelle,2016.

  LaBandedesQuatre,Tomes1-2-3,avecAlainM.Bergeron,MartineLatulippeetJohanneMercier, FouLire,2015-2016.

  SÉRIESUPERHAKIM

  LaMagiedeSuperHakim,FouLire,2016.

  LesPouvoirsdeSuperHakim,FouLire,2016.

  SÉRIELELIVRENOIRSURLAVIESECRÈTEDESANIMAUX

  LesVacances, FouLire,2016.

  L’École,FouLire,2015.

  SÉRIEPOÉSIEPOURZINZINS

  4titresparmilesquels:

  L’Amourchezlesrobots,FouLire,2014.

  SÉRIELALIGUEMIKADO

  Quelmatch! ,Scholastic,2011.

  LaLigueMikado,Scholastic,2010.

  SÉRIEZACKETZOÉ

  16titresparmilesquels:

  Ilpleutdesrecords,FouLire,2011.

  OKpourlehockey! ,FouLire,2011.

  DANSLASÉRIEMESPARENTSSONTGENTILSMAIS…

  Mesparentssontgentilsmais…tellementmauvaisperdants! ,FouLire,2008.

  SÉRIEDAVID

  9titresparmilesquels:

  Davidetlesalonfunéraire,Dominiqueetcompagnie,2005.

  •PRIXTD

  DavidetleFantôme,Dominiqueetcompagnie,2000.

  •PRIXM.CHRISTIE

  •LISTED’HONNEURIBBY

>   DeuxheuresetdemieavantJasmine,Boréal,1991.

  •PRIXDUGOUVERNEURGÉNÉRAL

  Zamboni,Boréal,1989.

  •PRIXM.CHRISTIE

  Corneilles,Boréal,1989.

  Album

  Quandjeseraigrand,Hurtubise,2012.

  Débiletoi-même!etautrespoèmestordus,Les400coups,2007.

  LeVilainPetitCanard,Imagine,2005.

  VoyageenAmnésieetautrespoèmesdébiles,Les400coups,2005.

  Tocson,Dominiqueetcompagnie,2003.

  MadameMisère,Les400coups,2000.

  L’Étédelamoustache,Les400coups,2000.

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  Couverture

  Du même auteur chez Québec Amérique

  Données de catalogage

  Dédicace

  1 - Le bijou

  2 - Une question d'équilibre

  3 - Absolution

  4 - Quitter Facebook

  5 - Coup sûr

  6 - Le cabinet de curiosités

  7 - Heartbreak Hotel

  8 - Télé-vedettes

  9 - Parole d'honneur

  10 - Myou

  11 - L'accumulation primitive du capital

  12 - Stella

  13 - La tablette

  14 - Suivre son rêve

  15 - Reset

  16 - Ne sortez pas le soir

  17 - Tu me deçois, Kevin

  Du même auteur chez d'autres éditeurs

  Résumé