Idées noires Page 8
S’il est difficile d’imaginer la vie sexuelle de ses parents, ce l’est tout autant d’imaginer celle de ses beaux-parents – et celle de qui que ce soit, à bien y penser.Lesgenssonthabituellementdiscretsàcepropos,etj’imaginequ’ilya detrèsbonnesraisonsàcela.J’aifiniparchassercesidéesdemonespritetje suisretournéàmonmagazine.
Lasemainesuivante,commeellen’avaittoujourspasdenouvellesdesonpère, Véro a décidé de l’inviter à manger à la maison, le dimanche soir. Notre fils y seraitaussi,avecsapetitefamille.
Ànotregrandétonnement,Robertarefusénotreinvitation.Çaneluiétaitjamais arrivéetnousnepensionsjamaisqueçapourraitseproduireunjour:Robertest leplusgâteuxdesarrière-grands-papasetonn’aqu’àluiparlerdesexploitsde ses descendants pour qu’il devienne gaga. Chaque fois que nous l’invitons à souper,ilarriveaumoinsuneheureàl’avance,quandcen’estpasdeux.
La raison qu’il nous a donnée pour justifier son absence était encore plus surprenante:
— J’ai réservé une chambre dans une auberge des Laurentides. Je ne voudrais pasperdremondépôt,vouscomprenez.Vousauriezdûm’enparlerplustôt…
—…Est-cequejepeuxtedemanderavecquitucomptesalleràcetteauberge?
ademandéVéronique.
— Bien sûr que tu peux me le demander, et je peux même te répondre. Elle s’appelleHélène.J’aifaitsaconnaissancesurInternet,etnousnousentendonsà merveille.Ellen’ariendelajeuneaventurièreenquêted’héritage,net’inquiète pas. Elle a le même âge que moi, elle est célibataire et elle a derrière elle une
longue carrière d’avocate. Sa spécialité était le droit des entreprises. Y a-t-il autrechosequetuveuxsavoir?
— … C’est-à-dire que… J’avoue que ça me prend par surprise… Comptes-tu nouslaprésenterunjour?
—Biensûr!Donnedesbisousauxenfantsdemapart!
Peu de temps après, il tenait sa promesse en nous invitant au restaurant. La femmequ’ilnousaprésentéecesoir-lànes’appelaitcependantpasHélène,mais Nicole,etelleétaitpsychologueplutôtqu’avocate.Ilsavaientcependantl’airde s’entendreàmerveille.Unpeuplus,etilsroucoulaientdebonheur.
Nousn’avonscependantpaseuletempsdebienconnaîtrecetteNicolepuisqu’il a vite rompu avec elle pour nouer des liens intimes avec Édith, puis Lysianne, AndréeetLouise,avantderenoueravecLysianne.
Lysiannemeplaisaitbeaucoup.Elleavaitmonâge–lajeunecinquantaine–et elleétaitbellecommeunechoristedeLeonardCohen.Sic’estàcelaquemène levieillissement,medisais-je,vivementquej’atteignelessoixante-dixans!
Jenem’ouvraisévidemmentpasdecesréflexionsàVéronique,pasplusqueje neluifaisaispartdesquestionsquimetrottaientparfoisdanslatête,bienmalgré moi,àproposdelatailledupénisdeRobert.Avait-ilapprisquelquechoseque j’ignorais,oun’était-cequ’unesimplecoïncidence?
J’aicependantbientôteudemeilleuresraisonsdem’inquiéter.
ToutacommencéparunappeldeRobert,dontnousétionsencoreunefoissans nouvelles depuis un bon moment. Comme pour me montrer qu’il n’avait plus besoin de moi dorénavant pour s’initier à de nouvelles technologies, il m’a contactéparSkype.
— Je t’appelle pour te remercier, mon cher gendre. Ta tablette est le plus beau cadeauquej’aireçudetoutemavie.Jenepeuxpascroirequejem’ensoisprivé silongtemps.Sitoutvabien,jepourraibientôttelarembourseraucentuple!
—…Queveux-tudire?
— Si tu me promets de ne rien dire à Véronique, je vais te révéler un secret.
Maisilfautquecelaresteentrenous…
—Jenedirairien,promis.
—JesuismaintenantauGhana,et…
J’ai senti des sueurs froides me parcourir le dos en entendant ces mots, et j’auraissansdouteeulamêmeréactions’ilm’avaitparléden’importequelpays d’Afrique,oùmonbeau-pèren’ajamaismislespieds.
—…au Ghana?Peux-tumedirecequetufaislà?
— Je suis à Accra et je m’apprête à mettre la main sur un fabuleux montant d’argent. Quelque chose comme douze millions d’euros. Je te laisse calculer combien cela vaut en dollars canadiens. Je corresponds depuis quelque temps aveclafilled’undictateurquiabesoindemoipourfairesortirlasommedeson pays. Tout cela est un peu compliqué, mais c’est sur le point d’aboutir : j’ai rendez-vousdansquelquesminutesavecunnotairesuissequivarégularisertout cela…
— Attends un peu, Robert, attends… Reprenons depuis le début, veux-tu…
Quelqu’unt’aenvoyéuncourrieldepuisleGhana,quelqu’un quetuneconnais pas, et tu as décidé d’y aller ? Cette personne que tu ne connais pas veut te donner douze millions d’euros sans raison, et tu as décidé de traverser l’océan pouralleràsarencontre?
— Mais non, mais non ! Primo, je connais bien cette dame. J’ai échangé plusieurs courriels avec elle. Ensuite, elle ne m’envoyait pas ses courriels du Ghana,maisdelaCôted’Ivoire.C’estparcommoditéquenousavonsdécidéde nousretrouverauGhana.Etpuiscen’estpassansraison,commetudis,qu’elle agit de cette manière. Ça peut sembler difficile à croire, mais je me trouve à l’aiderenacceptantcettesomme.
—C’estduràavaler,eneffet!Écoute,Robert,jesuisdésolédet’annoncercela, maistuesvictimed’uneescroquerie.Lemeilleurconseilquejepuissetedonner, c’est de te présenter immédiatement à un poste de police. Je te recommande aussi de prendre contact avec l’ambassade du Canada. Le personnel pourra sûrementt’aider.
—Jamaisdelavie!Toutcequiintéresselegouvernementcanadien,c’estdeme fairepayerdesimpôts.Myriamm’afaitpromettreden’enrienfaireetj’aibien
l’intention de suivre son conseil : pourquoi diable est-ce que je donnerais la moitiédemonargentaugouvernement?
—…QuiestcetteMyriam?
—C’estlafilledudictateur.Jevienstoutjustedet’enparler.Tunem’écoutes pas?
—Est-cequejepeuxtedemanderquelâgeacetteMyriam?
—Jenesaispasexactement,maisjediraisqu’elleaenvironvingt-cinqans.
—…Jesupposequ’elleesttrèsjolie?
—Plusquejolie!Elleaétécandidateàunconcoursdebeauté.Siellen’apas gagné, c’est à cause de raisons strictement politiques. Elle fait partie d’une ethnieminoritairequi…
— Écoute, Robert… Quoi qu’il arrive, promets-moi de ne pas lui donner d’argent,d’accord?Nefaispasdechèque,n’utilisepastacartedecrédit…
— Me prends-tu pour un imbécile ? Si j’ai accordé ma confiance à cette jeune femme, c’est que j’avais d’excellentes raisons de le faire. Bon, je dois maintenant te laisser. L’heure de mon rendez-vous approche. Je te rappelle demain,promis!
Ai-jebesoindepréciserquejen’aipasrespectémapromessedeneriendireà Véronique ? Trente minutes plus tard, nous étions réunis en conseil de famille.
En plus de mon épouse, il y avait Isabelle et son mari, Daniel. Tandis que j’essayais en vain de rétablir la communication avec Robert par Skype, ils utilisaientleurstéléphonespourcontacterquil’ambassadecanadienneauGhana, quilaGendarmerieroyale,quilesprincipauxhôtelsd’Accra.
Lesemployésdel’ambassade,toutcommeceuxdelaGendarmerieroyale,nous
ont répond
u qu’ils ne pouvaient pas faire grand-chose, comme nous nous y attendions.
Isabelle a eu le plus de chance : il lui a fallu moins d’une heure pour repérer l’hôteloùétait descendumonbeau-père, leBestWestern d’Accra.Le commis, très serviable, lui a cependant appris que Robert venait de régler sa chambre, qu’il avait quitté l’hôtel et qu’il n’avait aucun moyen de savoir ce qu’il avait
l’intentiondefaireparlasuite.
Mesentantresponsabledecettemésaventure,j’aiévoquélapossibilitédesauter danslepremieravionpourAccra,maisonm’avitefaitcomprendrequecelane servaitàrien.J’arriveraissûrementtroptard,etlemalseraitfait.
IsabelleatéléphonéaugérantdelacaissepopulairedeRobert,quiestlemême que le sien, pour lui demander d’être vigilant si d’importantes sommes étaient retiréesducomptedesonpère.
Àpartprier,c’étaitàpeuprèstoutcequenouspouvionsfaire.
J’avais à peine terminé mon déjeuner, le lendemain matin, que Robert me contactaitdenouveauparSkype.Vérosetenaitàmescôtésquandj’airépondu.
—Salut,vousdeux!J’espèrequ’iln’estpastroptôt.Ici,ilesttreizeheures…
Letempsestplusfraisiciqu’enAfrique!Quelchoc!
Ilestparfoisétonnantdeconstaterlaquantitéd’informationsquelecerveaupeut enregistrer en quelques secondes. Robert avait un sourire radieux et arborait mêmeunaircoquin,commes’ilétaitfierdesoncoup.Ledécorqu’onvoyaiten arrière-planétaitceluid’unechambred’hôtel,maisbienmalinquiauraitpudire sicettechambresetrouvaitàAccraouàToronto.
—Oùes-tu?ademandéVéronique.
— À Zurich. Il y avait quelques détails techniques à régler avec le notaire, et nousavonscrubondefairelatransactiondanssonpays.Tonmarit’expliquera tout ça. L’opération était plus complexe que nous l’avions prévu, mais tout est réglé. J’aimerais bien rester quelque temps dans les parages, mais je préfère rentrer à la maison le plus vite possible pour vous raconter tout ça. Je pourrai reveniriciquandjevoudrai,aprèstout.J’enailesmoyens,maintenant!
—Qu’est-cequetuveuxdire?
— Le transfert a été fait. Tout est réglé. La somme est moins importante que prévu,biensûr–ilafalluplusieursavocatspourdépêtrercetécheveau–maisil me reste tout de même quelque chose comme huit millions d’euros.
Heureusement que je n’ai pas prévenu le gouvernement, comme tu me le suggérais,sinonilnemeresteraitrien!Jedevraisarriveràl’aéroportverssept heuresdemainmatin.Jepensequejevaism’offrirunbilletenpremièreclasse,
pourquoipas?J’espèrequevousserezlàpourm’accueillir!
Dix mille questions ou zéro, c’est pareil : Véro et moi étions tellement estomaquésquenousnoussommescontentésdehocherlatête.
Nousétionsévidemmenttousàl’aéroportlelendemainmatin,etnousl’avonsvu franchirlesportesvitrées,lesbraschargésdecadeauxqu’ilrapportaitpourses arrière-petits-enfants.Ilétaitaccompagnéd’unejeunefemmeafricainequiavait un port de reine. Elle a embrassé Robert sur la joue avant de monter dans une limousinenoire.Ellesemblaitradieuse,etRobertl’étaitencoreplus.
14
SUIVRESONRÊVE
Audreyestnéeen1971etelleestmorteen2016.Entrelesdeux,ilnes’estpas passégrand-chose.Rienpourécrireàsamère,commeonditfamilièrement–ce quiauraitd’ailleursétéladernièreidéequiluiauraittraversél’esprit.
Écrireavaittoujoursétépourelleuneactivitéardue.Apprendreàliren’avaitpas étéplusfacile.Elleconnaissaitleslettresdel’alphabet,biensûr,maisonaurait dit que celles-ci ne voulaient pas rester en place. Aussitôt qu’elle les regardait, elles se mettaient à basculer comme les fruits dans les machines à sous des casinos.
Lesouvenirqu’elleavaitgardédel’écoleétaitceluid’unelongueséried’échecs et d’humiliations. Elle avait cessé de la fréquenter à quatorze ans, à son grand soulagement. Personne ne s’en était aperçu. Pas même sa mère, perdue qu’elle étaitdanssesdélireséthyliques.
Trop jeune pour se trouver un véritable emploi, elle avait gardé les enfants de l’uneoul’autredesesvoisines,travailleusesdusexepourlaplupart.Elleaurait alorspuvivredesesmaigresrevenus,maissamèreexigeaitqu’elleluipaieune pension. Comme Audrey savait que cet argent prendrait directement le chemin delaSociétédesalcools,elles’étaitingéniéeàtrouversanscessedenouvelles cachettes,envain:illuiauraitdetoutefaçonfallubeaucoupd’imaginationpour dissimulerlongtempsquoiquecesoitdansceminusculelogement.
Àseizeans,elleavaitquittélamaisonsousunepluied’injures:tun’esqu’une
ingrate,unesalope,unesans-cœur,jeneveuxplusjamaistevoir.Elleavaitbeau êtrehabituéeàentendrecentfoispire,çaluiavaitfaitmal.
Elle avait tout de même laissé la moitié de ses économies à sa mère – quatre cents dollars – puis elle avait déménagé dans une petite ville où les logements étaientmoinschers.
Elles’étaitalorsfaittroispromesses:jamaisellenedemanderaitd’aidesociale, jamaisellenetoucheraitàl’alcoolniàaucuneautredrogue,etellesepasserait de sexe – ce qu’elle avait vu et entendu à ce sujet chez ses clientes l’en avait dégoûtée à jamais. De toute façon, elle n’avait jamais ressenti aucune pulsion, aucuneattirancepourlachose.
ArrivéeàSaint-Jérôme,elleavaitd’abordtravaillédansunMcDonald’s,puisun Subway, avant de se trouver un emploi de préposée à l’entretien ménager dans unhôpital.
Elledépensaitsonmaigresalaireavecparcimonie,cequiluipermettaitdemener uneviesimplemaissatisfaisante.Elletravaillaittoutelanuitetrentraitchezelle chaque matin. Elle passait l’essentiel de ses journées devant la télévision, à regarderdessoapsaméricainsentraduction.
Letabacétaitsonseulvice.Elleavaitsouventessayéd’arrêter,envain.
Quand elle avait reçu son diagnostic de cancer du poumon, elle n’en avait pas été surprise outre mesure : il y avait longtemps déjà qu’elle crachait du sang.
Commeelleréagissaitmalàlachimiothérapie,sesdeuxdernièresannéesavaient ététrèsdifficiles.
Elleavaitfinisesjoursdansuncentredesoinspalliatifs,oùelleavaitétébien traitée. Pour la première fois de sa vie, elle avait pu parler de ce qui la préoccupaitàdesgensquil’écoutaient.Elleleurdisaitnepascraindrelamort, qu’ellevoyaitcommeunultimesoulagement.Elles’endormiraitunjourpourne plusjamaisseréveiller,voilàtout.Quandonluidemandaitsielleneressentait pasquelquecolèreàl’idéedemourirsijeune,ellerépondaitnon,pasdutout: elle cesserait d’avoir mal, elle ne serait plus un fardeau pour la société, et personnenelaregretterait.
—Pasmêmevotremère?avaitdemandél’infirmière.
—Surtoutpasmamère.Ellevaarrêterd’avoirhontedesafille,c’esttout.
—Pourquoiaurait-ellehontedevous?
—Ellemetrouvaitlaide.
—…Voulez-vousqu’onlaprévienne?
—Non.Qu’ellecrève.
—Ya-t-ilquelquechosequejepuissefairepourvous?
—Toutvabien,merci.Peut-êtrejustemonterlevolumedelatélévisionavantde partir?
Lesdernièresimagesqu’elleapuvoirétaientcellesd’unemédailléeolympique interviewéeparuneanimatriced’émissiond’après-midi.
La jeune femme était aussi blonde et aussi jolie qu’on peut l’être à vingt ans, quandonagagnélegroslotàlaloteriegénétique.Elleavaitfréquentéuneécole privée réputée, où ses talents sportifs avaient vite été remarqués. Dès l’âge de douze ans, elle avait été entourée d’une armée d’entraîneurs, de psychologues sportifs et de nutritionnistes. Elle ne semblait pas avoir la grosse tête et se montrait reconnaissante envers eux, de même qu’envers ses parents, qui l’avaient toujours soutenue. Mais le plus important, avait-elle conclu en adressantàl’animatriceunsourireéclatant,c’estdesuivresonrêve.
Çadoitsûrementêtreça,s’étaitditAudrey:jen’aipasrêvéassezfort.
Ellen’avaitpaspus’empêcherderireensepassantcetteréflexion,cequiavait déclenchéunaccèsdetouxfatal.
15
RESET
—As-tusentiunepetitebosseàlabasedemoncou?Jevaisguidertondoigt, laisse-toi faire. C’est juste ici, tu vois ? Comme un bouton, juste sous la peau, pastellementplusgrosqu’unepiqûredemoustique.Çayest,tulasensbien?
C’estunepucedelithium,commeonenfabriquaitautrefois.Quellesquesoient lescirconstances,tudoismepromettredenejamaispresserlà-dessus,d’accord?
Jamais.
JedoisêtreunedesdernièrespersonnessurTerreencoredotéesdecedispositif.
J’aurais pu me le faire enlever, comme tout le monde, mais c’est le dernier souvenirqu’ilmerestedemamèreetj’ysuissentimentalementattaché.Jet’ai déjàditqu’elleétaitchercheuseenneurosciences,non?Celasepassaitilyatrès longtemps, à l’ère numérique. Il y avait eu une explosion d’innovations extraordinairesàcemoment-là.Tuestropjeunepouravoirconnucetteépoque, mais sache seulement qu’on avait vaincu le cancer, entre autres maladies. Je supposequetuenasdéjàentenduparleràl’école,non?Cen’estpasundétail del’histoire,crois-moi.Lecancer,quandmême…Onmouraitsouventdecette maladie, et les gènes se transmettaient par hérédité, décimant des familles entières.Jamaisentenduparler,tuessûre?