Idées noires Page 5
Soixanteansplustard,jemedélecteencoredecesouvenir:David,quatreans,a terrasséGoliath.Leplusbeaudel’affaire,c’estqu’iln’yavaitpasdepierredans safronde,maisdesmots,rienquedesmots.Or,ilyapleindemotsautourde nous,etc’estgratuit!Mêmepasbesoindesepencherpourlesramasser!
Pendantlesannéessuivantes,jemesuislivréàdiversesexpérimentationspour parfaire ce talent découvert par accident et j’ai raffiné mes techniques en utilisantlesprofesseurscommecobayes–ilfallaitbienqu’ilsserventàquelque chose.Ainsi,j’aivitecomprisqu’ilneservaitàriendedonnertropdedétailsà sesinterlocuteurs.Çafaitlouche.Letoutestdetrouverceluiquifaitmoucheet delelancersansinsister,minederien.
J’aiaussivécuquelqueséchecshumiliants,quim’ontpermisdetirerdesleçons encoreplusprécieuses.
Lapremièredecesleçonsestdenepasgaspillersescartouches:uneréputation sedétruitbeaucoupplusvitequ’elleneseconstruitetonnepeutpasrenouveler àl’infinisoncercled’amis.
Jemesuisaussifixétrèstôtunerègled’oràlaquellejen’aijamaisdérogé:mes mensongessonttoujoursgratuits.Pasquestiond’ytrouverunprofitpécuniaire: je suis un esthète du mensonge, pas un escroc. Pas question non plus d’y chercher une gratification psychologique à bon marché. Je ne me suis par exemplepresquejamaisvantédeprétenduesprouessessexuelles–iln’yarien depluspitoyable.
Au moment de choisir ma carrière, j’ai évidemment pensé à devenir vendeur, politicienoucomédien,maisj’aiplutôtchoisiunmétiersolitaire,danslequelil estàpeuprèsimpossibledementir:jesuisdevenuluthier,commemonpère.Je suisjugésurlaqualitédemesproduits,passurmonbaratin.
Maislesoir,jemepaielatraite.
J’ai longtemps fréquenté les bars branchés. Me laissant guider par l’inspiration dumoment,jedevenaisarchitecteouconcierge,joueurdehockeyoujournaliste sportif, scientifique ou astrologue, écrivain ou éditeur. Il m’arrivait d’inventer desfraudesfinancièresauxquellespersonnenecomprenaitrien,moilepremier.
En ces matières comme en tant d’autres, suggérer vaut toujours mieux que montrer.Aujeudelafiction,uneellipsebatdixgrosmensonges.
J’avais aussi une grande facilité à faire croire à mes interlocuteurs que j’étais alcoolique tout en me persuadant moi-même du contraire, mais j’ai bientôt dû faire face à la réalité : quand j’ai atteint la quarantaine, mon médecin m’a fait comprendre que l’alcool était un habile menteur, lui aussi, et qu’il n’était pas
monmeilleurami,contrairementàcequ’ilvoulaitmelaissercroire.Jemesuis alors mis à fréquenter des groupes d’hommes et de femmes qui pratiquaient l’autoflagellation en buvant du mauvais café, mais je m’en suis lassé : les animateurs de ces groupes accordent une valeur imméritée à la vérité, ce qui rendleurstémoignagesrépétitifs.
Je me suis plutôt tourné vers Internet. Tout comme les amateurs de pornographie, j’ai vite compris les avantages de ce réseau. Je pouvais communiquer avec des correspondants qui se trouvaient aux quatre coins du mondeetleurracontern’importequoi?J’auraisétébêtedem’enpriver.
Confortablement installé chez moi, je passais mes soirées à raconter à des femmes de tous âges que j’étais nègre littéraire, imprésario ou chroniqueur culturel,veuf,divorcéoutranssexuel,quej’avaisunpoidssanté,quetoutesmes épreuvesm’avaientfaitgrandiretquej’étaisprêtàplussiaffinités.
Lafacilitéacependantdeseffetsdélétèressurl’adrénaline.Pourcompenser,je devais m’inventer des personnages toujours plus complexes, qui me
demandaient un surcroît de documentation. Je me disais atteint de maladies dégénératives rares ou de troubles psychologiques qui ne figuraient même pas dans le DSM-IV, je pratiquais des métiers auxquels je ne connaissais rien –
soudeursous-marin,parexemple,oupoliticienbelge.
J’ai aussi pris beaucoup de plaisir à fonder des ONG, ce qui offrait plusieurs avantages : quand mes interlocutrices voulaient me rencontrer afin de pousser plusloinnotrerelation(pourquoidiablelesgenstiennent-ilstantàcequeleurs fantasmes se réalisent – ne savent-ils pas à l’avance qu’ils seront déçus ?), je n’avais qu’à m’inventer une mission dans un pays lointain pour refroidir leurs ardeurs. Je soupçonne que cela explique pour une bonne partie qu’il y ait tant d’ONGdenosjours.
Internetadoncfaitdemoiunhommeheureux,etencoreplusquandjesuisentré encontactavecunepersonnequej’appelleraiAgnèsB.
Quand j’ai commencé à la fréquenter virtuellement, elle disait travailler pour Médecinssansfrontières.
Jeluiairéponduenprétendantquej’étaisuningénieurtravaillantdansleSahel, etnousavonséchangédescourrielstouspluspassionnantslesunsquelesautres.
Elle avait un don rare pour décrire les maladies tropicales, et je suis devenu expertenforagedepuits.
Certains aspects de ses courriels m’ont bientôt chicoté : si elle était vraiment spécialisteenmaladiestropicales,pourquoisesdescriptionsressemblaient-elles autantàcellesqu’ontrouvesurWikipédia?Etpourquoicommettait-elletantde fautesd’orthographequandelledécrivaitsaviequotidienne,maisaucunequand elleparlaitdemaladiesexotiquesrares?
Lapucequisetientenpermanencesurlepavillondemonoreillem’asuggéréde pousser plus loin mes investigations et j’ai vite découvert qu’aucune Agnès B.
n’avaitjamaistravaillépourMédecinssansfrontières.
J’aialorsinventéunehistoirejustifiantlefaitquejemesoislivréàuneenquête àsonsujet(j’avaissupposémentperdupuisretrouvésonadressedecourriel),et ellem’aavouéqu’elleavaiteneffetempruntéunraccourciquandelleavaitdit travailler pour Médecins sans frontières. Elle travaillait en fait pour un organismequi chapeautaitlesactivitésdeMédecinssansfrontièresenAmérique latine,d’oùmaméprise.
Elle ne m’a cependant pas donné le nom de cet organisme. Simple oubli de sa part,sansdoute.
Poursuivant mes recherches, je me suis aperçu que la photo qu’elle m’avait envoyéeressemblaitàs’yméprendreàcelled’unecomédiennequijouaitlerôle d’une pharmacienne dans le catalogue d’un fabricant de produits
pharmaceutiquesallemand,etquecettemêmephotoavaitparailleursétéutilisée paruneautredemescorrespondantes,quiprétendaits’appelerRoxaneetdisait travaillercommeavocateconstitutionnalisteàOttawa,cequiexpliquaitqu’elle avaitbeaucoupdetempspourécrire.
J’ai alors envoyé un courriel à Agnès pour lui faire part de cette troublante coïncidence. Elle m’a répondu en me félicitant pour ma clairvoyance et en me remerciant chaudement de lui avoir donné des nouvelles de sa sœur jumelle, avec laquelle elle s’était brouillée pour des raisons qu’elle n’avait jamais bien comprisesetqu’elleavaitperduedevuedepuisdesannées.
C’est alors que j’ai su que j’avais trouvé la femme de ma vie, et nous avons commencé une relation qui dure encore aujourd’hui, vingt ans plus tard. Nous
nousécrivonschaquesoir,etjenemanquejamaisdeluidonnerdesnouvellesde sasœurjumelle,quimèneunevieencorepluspalpitantequelanôtre.
Nos nombreux voyages à l’étranger nous ont malheureusement empêchés de nousvoirenvrai,maisquis’ensoucie?Quandonatrouvésonâmesœur,onne chipotepassurcegenrededétails.
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MYOUr />
Myounecompteplusenannées,enmoisouensemainesletempsquilasépare de sa retraite : dans 48 heures très exactement – 2880 minutes – elle n’ouvrira plus la porte du CHSLD où elle travaille depuis 37 ans, ne revêtira plus son uniformedepréposéeauxbénéficiaires,n’aideraplussespatientsatteintsdela maladied’Alzheimeràprendreleurbain,s’essuyer,s’asseoir,selever,s’habiller, senourrir.
Myou a toujours travaillé consciencieusement, traitant ses patients comme elle aurait aimé l’être, mais son travail ne lui manquera pas : avec un peu d’imagination,onpeuttrouverdesoccupationsplusagréablesquedechangerles couches des vieillards. Elle se lèvera à l’heure qu’elle voudra, magasinera le matin, alors que les centres commerciaux sont déserts, lira des romans historiques, ses préférés, regardera la télé si ça lui chante, s’occupera de ses chats–peut-êtreenadoptera-t-elleuntroisième,tiens,pourquoipas?
Letravailneluimanquerapas,nonplusquesescollègues.Ellesonttoutesjuré qu’elles garderaient le contact, et elle-même a promis de téléphoner pour leur donnerdesnouvelles,maisellesaitquecenesontlàquedesvœuxpieux.
Myou oubliera aussi ses patients, tout comme eux-mêmes l’oublient aussitôt qu’ellequitteleurchambre.Laplupartneconnaissentmêmepluslasignification des mots les plus élémentaires. Si elle leur parle encore, tandis qu’elle leur prodigue ses soins, si elle leur chante des chansons en leur donnant leur bain, c’estbienpluspourlesrassurerqu’autrechose.Àdéfautdesaisirlesensdece
qu’elleleurraconte,sespatientssontpeut-êtresensiblesautonqu’elleutilise:je suisunêtrehumain,commevous,etjenevousveuxaucunmal,seulementvous aider,toutvabien…
Ce ne sont donc pas des paroles en l’air, comme répètent certains de ses collègues,etmêmesic’étaitlecas,oùestleproblème?Puisquesespatientsne retiennentriendecequ’elleleurdit,oualorspendantquelquessecondesàpeine, pourquoinepasleurdonnerunpeudeplaisirenleurinventantdeshistoires?
—Commentallez-vouscematin,madameSolange?Avez-vousbiendormi?
Madame Solange hoche la tête, mais Myou voit bien qu’elle est préoccupée –
commeellel’estchaquematin,etpourlamêmeraison.
—Vousêtesicichezvous,madameSolange.Toutvabien.
—Oùsontmesenfants?
—Vosenfantsontgrandi,madameSolange,etilyalongtempsqu’ilsontquitté la maison. Ils sont venus tous les trois vous voir hier soir, et ils reviendront sûrement ce soir. Ils viennent vous voir tous les jours, madame Solange. Vous avezbeaucoupdechance.
LesridesdisparaissentdufrontdemadameSolangeetunsourireéclatantéclaire sonvisage.PourpeuqueMyouentretiennelafiction,ellenes’endépartirapas pourlerestedelajournée,pasmêmequandonluioffriradupaindeviandepour dîner avec du Jell-O comme dessert. Elle sourira un peu moins quand on lui serviraducaféfroid,maisilsuffiradesoustrairelatasseàsavuepourqu’elle soitànouveauheureuse.Onjureraitalorsqu’elleatroisans,quechaquejourest sonanniversaireetqu’onluioffreleponeydontellerêvait.
—Quiêtes-vous,madame?
—Myou,jem’appelleMyou.Commeleschats.
— Bonjour, madame Myou comme les chats, répond Solange en affichant son sourireleplusradieux.
—Avez-vousbiendormi,madameSolange?
—Trèsbien!Trèsbien!Maisoùsontmesenfants?
— Vos enfants ont grandi, madame Solange. Ils se débrouillent très bien sans
vous,maintenant.Vousêtesàlamaison.Toutvabien.
—Tantmieux!Tantmieux!
Son sourire s’estompe au bout de quelques secondes. Myou l’avait pressenti, tout comme elle devine la prochaine question. Elle n’a pas pour cela un grand mérite : elles jouent toutes les deux dans la même pièce, matin après matin, si bienqu’ellepourraitsouffleràl’oreilledesapatientesaprochaineréplique:«
Combienj’aieud’enfants,déjà?»
—Combienj’aieud’enfants,déjà?
Et voilà. Les magiciens qui se prétendent mentalistes peuvent bien aller se rhabiller.
—Trois,madameSolange.Jevousl’aidéjàdit.Vousavezeutroisenfants.Le plus vieux s’appelle Louis. Il est professeur à l’université. C’est un homme important.Ungrandmathématicien.
— Un grand mathématicien, répète madame Solange en se tenant bien droite pourmontrersafierté.
Certainsdiseursdebonneaventurelisentl’avenirdanslestassesdethé.Myou, elle, se spécialise plutôt dans les rides. Celles qui se creusent sur le front de madameSolangeluifontcroirequ’ellecherchedanslesfichiersdesamémoire etqu’ellen’ytrouveaucuneimagedeceLouis.
—Votredeuxièmefilss’appelleYvan,poursuitMyou.C’estluiquiestjoueurde hockey.Ilacomptédeuxbuts,hiersoir.
—Deuxbuts!C’estunbonjoueur!
—C’estun trèsbonjoueur,etunbonfils.Ilvientvousvoirchaquesoir,même quandiljoueàl’étranger.
—Deuxbuts!
—Deuxbuts,oui.Votrefilleétaiticihiersoir,elleaussi.Agnès…
—J’aiunefille,moi?
Les rides de Solange font des vagues, mais aucun souvenir ne semble se présenteràsonesprit.
— Si j’ai eu trois enfants, reprend Solange après une longue période de réflexion,celasignifiequej’étaismariée,n’est-cepas?
—Biensûrquevousétiezmariée!
—Savez-vouscomments’appelaitmonmari?
Si Myou avait une once de méchanceté, elle ferait durer le suspense, mais pourquoipriversapatientedesonplusgrandbonheur?
—Biensûrquejelesais.Ils’appelaitRaymond.RaymondLapierre.
—RaymondLapierre?Pourvrai?JemesuismariéeavecRaymondLapierre!
Quellebonnenouvellevousm’apprenezlà!Quejesuiscontente!
Il suffirait que Myou sorte de sa chambre pour que Solange oublie encore une fois cette excellente nouvelle, mais ce sera un mal pour un bien : elle la réapprendraàl’heuredumidi,quandMyouluiferamangersonrepas,etunefois deplusàlafindelajournée:vousavezeutroisenfants,madameSolange.Deux garçons et une fille. Et votre mari s’appelait Raymond Lapierre. Parfois, elle aura quatre garçons – elle les préfère nettement aux filles – et un mari qui s’appelaitRoméoGendron,LucienFournierouHermanSchmidt.
— Herman Schmidt ? Pour vrai ? Je me suis mariée avec Herman Schmidt !
Quellebonnenouvellevousm’apprenezlà!Quejesuiscontente!Pourquoine vient-ilpasmevoir?
— Votre mari est mort il y a vingt ans, madame Solange. Il ne peut pas venir vousvoir,oualorsseulementdansvosrêves.
Madame Solange prend un air triste, mais Myou sait que ça ne durera pas.
Quandonapprendquatrefoisparjourquesonmariestdécédéilyavingtans, onfinitpars’yhabituer,etpuisilestsifaciledeluifairechangerd’idée:
—Prendrez-vousvotrepoudingauriz,madameSolange?C’estvotrefillequi l’apréparé.
—J’aiunefille,moi?Pourquoinevient-ellejamaismevoir?
— Elle viendra sûrement ce soir. Elle vient vous voir tous les soirs. Vous avez beaucoupdechance,madameSolange.
En sortant de la chambre de sa patiente préférée, Myou se dit qu’elle ne
s’ennuierapasdesontravail,desescollèguesetdesespatients,maispeut-êtr
e qu’elleregretteraunpeulafamilledemadameSolange,quin’apourtantjamais existé ailleurs que dans son imagination. À sa connaissance, madame Solange n’a jamais été mariée et elle n’a pas eu d’enfants. Personne d’autre que les employés du centre ne vient jamais la voir, pas même à Noël ou à son anniversaire.
Ses petites fictions quotidiennes ne lui demandent après tout qu’un peu d’imagination. Quand elle rentre chez elle, le soir, elle y repense souvent en flattantseschats.Yvanestsonpersonnageleplusintéressant.Enplusd’êtreun grand joueur de hockey, il a épousé une chanteuse country très connue dans le sud des États-Unis, et le couple a adopté des enfants vietnamiens. Toutes les femmessontfollesdelui,maisc’estunmarifidèleetunbonpèredefamille.
Louisestplustaciturne,cequinel’empêchepasdedonnerdesconférencesdans degrandesuniversitésetdejouerdelatrompettedansunorchestredejazz.
SimadameSolangeétaituntantsoitpeuintéresséeparsafille,Myouauraitpu lui apprendre qu’Agnès travaillait pour Médecins sans frontières et qu’elle partaitsouventenmissionenAmériquelatine.
Ça lui manquera, oui. On finit par s’attacher à ses personnages, tout fictifs soient-ils,maisilfautsefaireàl’idée.Dansdeuxjoursàpeine,personnen’aura besoind’eux.
Myou se lèvera à l’heure qu’elle voudra, magasinera le matin, lira des romans historiques,regarderalatélésiçaluichante,s’occuperadeseschats.
Mais peut-être aussi pourrait-elle s’abonner à Internet, ce réseau dont tout le mondeparle.Ilparaîtquecertainespersonnesl’utilisentpourcorrespondreavec desétrangers.Çapourraitluichangerlesidées,quisait?
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L’ACCUMULATIONPRIMITIVE