Idées noires Page 4
— On m’a pourtant dit que… attends un peu… Tu t’appelles bien Johnny Desmeules,tuescourtier,tuviensdeMontréalettuesdanslachambre610?
—JeviensdeMontréal,oui,maispourlerestetuastoutfaux.
— Shit! …J’aidûmetromperdechambre…
Elvis bondit hors du lit, se rhabille en vitesse – veste et pantalon de cuir, ceinturon, lunettes d’aviateur – passe par la salle de bains et se dirige vers la porteencourant.
—Attends-moi,dit-ilenpartant.J’aiquelquechoseàfairedanslachambre610.
Jerevienstoutdesuite…Neterhabillepas,jen’enaipasfiniavectoi.
Étienneposelatêtesurl’oreillerpourfaireunepetitesieste.Lesexeatoujours ceteffet-làsurlui.
Ilaàpeineeuletempsdes’assoupirqu’Elvisrevientfrapperàlaporte.
—Monclientnevoulaitpasdemoi,dit-il.Ilnemetrouvaitpasassezgraisseux.
Tantpispourlui.Ilnesaitpascequ’ilmanque.Çatediraitderecommencer?
Si on avait dit à Étienne qu’il pourrait remettre ça en moins d’une heure, il ne l’auraitpascru.C’estpourtantlavérité.Ilfautcroirequelepantalondecuira desvertusaphrodisiaques,àmoinsquecenesoitElvislui-même,pourquoipas?
— Tu me sembles dix fois plus en forme qu’Elvis, remarque Étienne en contemplantsoncorpsmusclé.Jesupposequetunetenourrispasdesandwichs auxbananesfritesdanslagraissedebacon,commetonidole.
— Merci pour le compliment, mais je n’ai jamais tripé sur Elvis. J’ai toujours penséqu’ilétaitunimbécilefini.JepréfèredeloinlesBeatles,mêmesijesuis trop jeune pour les avoir connus. Mon préféré, c’était Paul. Il était si mignon quandilétaitjeune.
—PourquoitutedéguisescommeElvis,danscecas?
—Jerépondsàlademande.PersonneneveutcoucheravecJohnLennonhabillé en Sgt. Pepper. J’ai essayé, sans succès. Elvis est toujours le King, du moins à Vegas.
—C’estbizarre.Jen’auraisjamaisimaginéqu’Elvispuisseêtreuneicônechez lesgais.
—C’estpourtantlecas,jepeuxtel’assurer–dumoinschezlesgaisdefinde semaine qui viennent s’encanailler à Vegas. Et puis c’était une bête de scène, quandmême.Tuessûrquetuneveuxpasquejetechante Don’tBeCruel?
—Absolumentcertain,oui.
— Comme tu veux… As-tu déjà pensé qu’une météorite pourrait entrer en collisionaveclaTerreetdétruiretouteformedevieenquelquessecondes?
— … Je suppose que l’idée a dû me traverser l’esprit, oui… Pourquoi tu me parlesdeça?
—Moi,j’ypensetrèssouvent.LaTerreseraitcommeleWorldTradeCenter,tu vois,etlamétéoriteseraitundesavions,saufquelechocseraitdixmillionsde fois plus violent. Il y aurait un éclair de lumière, puis plus rien. Notre petit monde serait pulvérisé. Les humains, volatilisés. Il ne resterait plus de disques d’Elvis,plusdelivres,plusdemaisons,plusd’arbres…Plusriendutout.Rien d’autre que des roches qui iraient tourner en orbite autour d’autres roches…
Peut-être qu’il y aurait une bactérie sur une de ces roches et que la vie recommenceraitailleurs,maisçanenousregarderaitplus,pasvrai?Chaquefois que je me représente cette scène, j’essaie de penser à ce qui se produirait le lendemain de ce Big Bang à l’envers. Il n’y aurait pas de radio pour nous en
parler, pas de télévision pour nous montrer la collision en boucle, pas de journauxpournousexpliquercequiseseraitpassé…Aufond,c’estçaquiestle plusfrustrant,quandonypense.
—Jenesuispassûrdebientesuivre…
— Notre cerveau veut des explications. Nous sommes génétiquement
programméspourça.Cen’estpaspourrienqu’oninventedesreligions.
—…Penses-tuvraimentqu’unemétéoritevapercuterlaTerre?
— Peut-être que oui, peut-être que non. Mais ça ne change rien, quand on y réfléchit un peu. Je pourrais tout aussi bien mourir d’un infarctus ou d’une ruptured’anévrisme.Pourmoi,ceseraitl’équivalentd’unemétéorite.Ensuite,il n’yauraitpersonnepourm’expliquercequis’estpassé.
—Tuasraison…
—Biensûrquej’airaison.Enattendantlamétéorite,onprendcequipasse.Si lavien’aaucunsens,pourquoienchercher?Jedoistelaisser,maintenant.Mon téléphonevientdevibrer.Jepensaisquemasoiréedetravailétaitfinie,maisle ColonelParkernel’entendpasainsi.
ÉtienneregardeElvisserhabillerunedeuxièmefois,puislequitterenluioffrant unultimedéhanchementenguisedesalutation.
Ilsedirigeensuiteverslasalledebainsetilnes’étonnepasoutremesuredela disparitionducouteaudeprécision.
Il pourrait aller s’en acheter un autre, mais il préfère attendre la prochaine météorite.
8
TÉLÉ-VEDETTES
À une certaine époque, je m’appelais Gaby Gilbert. Je dois ce nom d’artiste à mon gérant. Il croyait que ce redoublement de la consonne initiale serait plus facile à retenir et que cela me porterait chance. C’est lui aussi qui m’avait fait enregistrerquelquesversionsfrançaisesdechansonspopulariséesparlesKinks etlesHerman’sHermits.Erreurdecasting:j’étaisuncroonerdansl’âme,etil voulait me faire jouer les gentils rebelles pour séduire les adolescentes, qui commençaientalorsàjouird’unvéritablepouvoird’achat.
Maisàquoibonrevenirlà-dessus?J’aifaitlongfeudanscemétieretjen’aurais probablementpastenulecoupbeaucouppluslongtempssij’avaiseudebonnes chansonsàmemettresousladent.J’aitoutdemêmeprofitédemonnometde mon début de notoriété pour me recycler dans l’animation d’émissions de télévision,oùmestalentsdecharmeurontenfinpuêtremisenvaleur.J’aianimé unquizquis’appelait Télé-Vedettes.Ilneresteheureusementplusaucunetrace decesémissions–jeledisaucasoùvousauriezenvied’allervoirsurYouTube de quoi ça avait l’air. Les magnétoscopes n’étaient même pas encore inventés, c’estdiresiçadate.
Lesconcurrentes–iln’yavaitpresquejamaisd’hommes–devaientrépondreà des questions hyper faciles à propos de leurs vedettes préférées et elles remportaient des prix qui ne valaient à peu près rien : un chèque-cadeau échangeable dans un magasin de chaussures, un fauteuil inclinable, un séjour dans un motel minable des Laurentides, un ensemble de valises en plastique…
Leslotsétaientridicules,maislesparticipantess’enfoutaient:ellesétaientàla télévision ! Aucun gros lot n’aurait pu remplacer ce prix. On mesure mal aujourd’hui le prestige que ça pouvait avoir, à l’époque. Vous deveniez une vedette instantanée, vous pénétriez dans des millions de foyers, on vous reconnaissaitdanslarueetvousaviezquelquechoseàraconterpourlerestede votrevie:
«Jesuispasséeàlatélévision,ouimadame,jemesuismêmefaitphotographier avecGabyGilbert,voulez-vousvoirlaphoto?»
Des admiratrices m’attendaient à la porte du studio pour me demander des autographesetjem’acquittaisdecetteobligationavecplaisir.Jenepouvaispas faire dix pas dans la rue sans qu’on se retourne sur mon passage et qu’on chuchotedansmondos:«C’estlui!Jetedisquec’estlui!Ilestpluspetitque jepensais,maisc’estbienlui,tuasvusonfoularddesoie?Quelhommeélégant
!»
Si je voulais passer inaperçu, j’allais dans l’ouest de la ville. Ce n’était pas qu’une af
faire de langue, comme on pourrait le croire. Sur Laurier ou sur Bernard, on faisait ostensiblement semblant de ne pas me reconnaître. C’était toutaussiamusant.
Lespatronsdesrestaurantsetdesbarsquejefréquentaisnemefaisaientjamais payerl’addition,maseuleprésencevalantlameilleuredespublicités.Jelaissais monautographeenpourboireauxserveuses,etellesenétaientravies.Lesplus âgées étaient mes préférées. Grâce à elles, je devenais magicien : aussitôt qu’elles me voyaient entrer, elles rajeunissaient de vingt ans. J’aurais pu faire unemerveilleusepublicitépourdescrèmesantiridesenlesphotographiantavant etaprèsmonapparitiondansleursection.C’étaitplusefficacequePhotoshopet moinscherqueleBotox.
Je ne dépensais rien non plus pour mes vêtements : les commanditaires m’habillaient de la tête aux pieds. Je portais des vestons croisés, des souliers pointus, des boutons de manchette et des foulards de soie qui s’harmonisaient avecmescravates.Sachantquejelesappréciais,mesadmiratricesm’enfaisaient parvenir des dizaines chaque semaine. J’aurais pu en changer chaque jour de l’annéeetilm’enseraitrestésuffisammentpourouvrirunmagasin.
Une journaliste culturelle a déjà écrit que j’incarnais le fils aîné qui avait bien réussidanslavieetdonttouteslesmèresauraientpuêtrefières.Telétaitmon rôle, et je le jouais avec un plaisir qui ne s’est jamais démenti. Tout en buvant beaucoupd’alcool,biensûr:çaaideàsupporterlaperfection.
J’adoraislachaleurdesspots,l’œilgrandouvertdelacaméra,lesmicrostenus parlesperchistes.Jemedélectaisdesriresquejedéclenchaislorsquejeservais uneblaguepréparéeàl’avanceparmonscripteur.Auraient-ellesétélivréespar unquelconqueinconnuqu’ellesseseraientàpeineméritéunsourirepoli,maisil suffisaitqu’ellessortentdemabouchepourquetoutlemondes’esclaffe.Voilà lavraiepreuvedusuccès.
L’émission ne durait que trente minutes – vingt-deux en enlevant les pauses publicitaires – et je souriais à m’en faire mal aux mâchoires pendant chaque seconde de ces vingt-deux minutes. M’aurait-on fait une prise de sang à la fin qu’onauraitdécouvertdesquantitésfollesd’amphétaminesnaturelles:lesspots déclenchaientchezmoiunrushdebonheuraussisûrementquelesoleilprocure delavitamineD.
Je me suis sans doute attardé trop longtemps sur les bénéfices de la célébrité, maisjevoulaisquevouscompreniezbienlapertequej’aisubiequandonm’a virédemonémission–j’allaisécrirequandj’aiperdulavie,cequin’auraitpas étéunlapsus.
On m’a congédié à la fin de la cinquième saison, en prétextant qu’on voulait rajeunirl’auditoire.
Lavérité,c’estqu’unpetitcrétinavaitjouédansmondospourprendremaplace.
Unpetitcrétinquisavaittournersalangue–maiscen’étaitpaspourpeserses motsnipoursedonnerletempsderéfléchir.Ilvalaitd’ailleursbeaucoupmieux qu’il utilise sa langue de cette façon, croyez-moi : cet imbécile n’était pas capable d’aligner trois mots sans faire une faute. Cette petite tache se prenait pour une étoile, alors qu’elle n’était qu’une mouche à feu, un ver luisant, une minuscule chose gluante qui se croyait irrésistible et qui méprisait son public.
Celui-ci ne s’y est pas trompé, d’ailleurs. Aussitôt qu’il a pris la barre de l’émission,lescotesd’écouteontdégringolédesemaineensemaine.Unanplus tard,l’émissionétaitretiréedesondes.Onm’aoffertdelareprendre,maisj’ai
refusé.
Ce n’était pas seulement une question d’orgueil. Il y a une bonne dose de comédie dans le métier d’animateur de jeu télévisé – personne ne peut être de bonnehumeuràcepoint-là–maiscettecomédiedoitsenourrirquelquepartet, pour moi, la source était tarie. J’étais complètement déprimé et j’ai réagi en doublantmaconsommationd’alcool.
Un soir, j’ai commis l’irréparable. J’ai trouvé l’adresse du petit crétin dans le bottin de l’Union des artistes et je suis allé sonner à sa porte. Je n’avais pas vraimentdeplan.Jevoulaisseulementluidiremafaçondepenser–etpeut-être luimettremonpoingsurlagueulesil’occasions’enprésentait.
Iln’étaitpaschezlui,alorsjesuisretournédansmonautomobileetj’aiattendu.
Commejen’avaisrienàfaire,j’aientreprisunelongueconversationavecmon compagnondelonguedate,uncertainJohnnyWalker.
Quand le petit crétin est finalement rentré chez lui, vers deux heures du matin, j’étaistellementbourréquej’auraisétéincapabledefairedeuxpassanstomber.
Jen’aimêmepasréussiàouvrirlaportièrepourallerluidiresesquatrevérités, maisj’aitrouvélemoyendetournerlaclédecontactetd’embrayer.
J’ailaissélepetitcrétinsortirdesaMustangetj’aifoncédroitsurlui.
Je ne voulais pas le tuer, comprenez-moi bien. Lui casser les jambes et le défigurerauraientsuffi.Jeneroulaisd’ailleurspastrèsvite.Satêteadûfrapper laborduredutrottoir,ouquelquechosedanscegenre-là.Peut-êtreaussiqueson cœuraflanché.Onnelesaurajamais.
Ensuite,Dieusaitcommentjesuisrentréchezmoi.
Je me suis réveillé très tard, le lendemain – l’après-midi était déjà amorcé, en fait.
J’aimisunbonmomentavantd’ordonnerlesimagesquimepassaientparlatête pourenfaireunfilmcohérent:laruedeLaval,déserte,labouteilledeJohnny Walker dans la boîte à gants, la Mustang, le choc… Un petit boum de rien du tout,feutré,toutdoux.
Un de mes amis m’a alors téléphoné pour m’apprendre la nouvelle : « Ton successeurestmort.»J’ensuisrestéstupéfait.Commentpeut-onmourird’unsi
petitchoc,unpetitboumderiendutout?
Jesuissortipourinspectermonautomobile,maisjen’aipastrouvédetracede sangnidelambeauxdevêtementssurleparechoc.Paslamoindreéraflurenile moindrerenfoncement.Onconstruisaitsolide,danscetemps-là.
Jen’aimêmepaseuleréflexed’allerdansunlave-auto.J’étaiscomplètementà plat,sansvie,sansénergie.
Je suis rentré, et j’ai bu. Si les policiers remontaient jusqu’à moi, eh bien tant pis.
Quelquesjoursplustard,voyantquepersonnenevenaitmepasserlesmenottes, j’aiprofitéd’unmomentdeluciditépourallerfairelavermonautomobileetla vendre à un concessionnaire qui a sans doute fait l’affaire de sa vie. Je suis ensuiterentréchezmoientaxietj’aicontinuéàboire.
Jenesortaisjamais,menourrissantexclusivementdepizzasoudepouletqueje me faisais livrer, et passais mes journées à regarder la télévision. Des séries américainesmaltraduites,desémissionspourenfants,devieuxfilmsavecDoris DayouFernandel,desquizinsipides,desmilliersdepublicitésdedentifrices,de cigarettes ou de cires à plancher, et même, supplice suprême, ces ennuyeuses émissionsfémininesdel’après-midioùlesinvitéesdiscutentavecanimationde lameilleurefaçondeprotégersapeauquandonlavelavaisselle.
Je me suis gavé de télévision jusqu’à ce que j’en arrive à la seule conclusion possible : rien de tout cela n’était vrai. Gaby Gilbert n’avait jamais existé : il n’était qu’une création de la télévision, une invention d’agent d’artistes, un fantasme de téléspectatrice, un mannequin sur lequel on suspendait les vêtements qu’on voulait vendre, une image en noir et blanc qui s’animait avec lesprojecteursetdisparaissaitsitôtqu’onfermaitletéléviseur.
À cette époque, ceux-ci mettai
ent un temps fou à s’éteindre. Toute l’image se ramassaitenunpointlumineuxquirestaitallumépendantquelquessecondes,au centre,etpuispop!,elledisparaissait.
Je me suis amusé un jour à éteindre et à rallumer le téléviseur des dizaines de fois,justepourleplaisirdevoirdisparaîtrecepointlumineux.
J’ai alors su ce que j’avais à faire. Je me suis procuré un revolver, je me suis
installédevantletéléviseuretj’aividélechargeursurl’écran,commelefaisait Elvis dans ses chambres d’hôtel quand il était fatigué d’être Elvis. Je me suis aussitôtsentibeaucoupmieux.
Jem’appellemaintenantSergeComeau,etjesuissobredepuisquaranteans:je n’aiplusjamaisallumédetéléviseur.
9
PAROLED’HONNEUR
Mon premier souvenir de menteur remonte à ma plus tendre enfance. J’avais quatre ans et j’avais fait quelque chose de mal. Rien de très grave, qu’on se rassure : un simple coup de pied sur le tibia de ma sœur. Comme ça, pour le plaisir. Ou alors pour la punir d’être née, peu importe. Ce qui est tout à fait certain,enrevanche,c’estquelegesteétaitdélibéré.Elleavaitjusteànepasse trouversurmonchemin,aprèstout.Tantpispourelle.C’estvrai,quoi.
Monpèreavulascène.Plutôtquedemepunirimmédiatement,commejem’y
attendais,ilm’ademandésijel’avais faitexprès.Ignorantlasignificationexacte decetteexpression,j’airépondu«non»,àtouthasard,pressentantquecelame vaudrait peut-être d’éviter la punition. Peut-être aussi qu’un savant calcul de probabilités m’avait amené à la même conclusion, mais toujours est-il que j’ai menti,etquemonpèrem’acru.
Stupéfiante découverte. Mon action méritait punition, je le savais, mais j’avais réussiàinfléchirlamarcheinexorabledudestin.Nonseulementj’avaiséprouvé ungrandplaisirendonnantuncoupdepiedàmasœur,maisj’avaishabilement évitélapunition,cequiavaitdoublémonplaisir.C’estcequ’onappelle,jecrois, unesituationgagnant-gagnant.