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Idées noires Page 3
Idées noires Read online
Page 3
— Vous auriez dû me le dire tout de suite, m’a-t-il répondu en poussant un soupirderésignation.Quandelleveutquelquechose,celle-là…
Ils’estensuiteempresséd’encueillirunecaisseetdeleschargerdanslecoffre demonautomobile.J’aioffertdelepayer,maisilarefusé.
Jenesaispascommentmajugepréféréeafaitpourétablirsaréputationsurl’île, maisj’aimeraisqu’ellemerévèlesontruc.
Quandjesuisrevenu,ellem’attendaitdevantchezelle.
— Avez-vous remarqué que les uniformes des joueurs de baseball ressemblent étrangementàdespyjamas?luiai-jedemandépourdirequelquechose.Jeme suistoujoursdemandépourquoi,d’ailleurs.
Mes réflexions concernant l’esthétique des uniformes sportifs ne l’intéressaient tellementpasqu’ellen’amêmepasdaignéfairesemblantdem’écouter.
—Pouvez-vousmemontreràfrapper?Jen’aijamaisjouéàcejeu.
Jemedoutaisbienquelespropriétéscontondantesdubâtonl’intéressaientplus quelesprobabilitésdefrapperungrandchelemsuruneballepapillon,maisj’ai continuéàjouerlesnaïfs.
— J’espère que vous ne voulez pas que je vous explique tous les règlements.
C’estassezcompliqué…
—Apprenez-moiàfrapper,c’esttout.
Jeluiaimontréàtenirlebâtonsursonépaule,àfléchirlesgenouxetàs’élancer, et il nous est vite apparu à tous les deux qu’elle avait bien fait de choisir le métierdejuge.
Têtue,ellem’ademandédeluilancerquelquesballes.Jemesuisexécuté,avec un résultat déplorable : soit elle ratait mes offrandes, soit le choc lui faisait perdre son bâton. Se serait-elle entraînée tout l’été qu’elle aurait eu du mal à exécuteruncoupretenu.
J’aisongéàutiliserdesballesdetennispourfacilitersonapprentissage,maisj’ai bientôt eu une bien meilleure idée. Je suis allé dans mon garage et j’ai fixé un tuyaudePVCsurunebasedeboispourenfaireunpoteausurlequeljepouvais déposer la balle. C’est après tout de cette façon que la plupart des jeunes Américainsapprennentàjoueràleursportnational:ilestbeaucoupplusfacile defrapperuneballeimmobile.
Quandj’aiexpliquéàmadamelajugel’usagequ’ellepourraitfairedecepoteau, elleaétéravie.
—Est-cequeçapourraitsoutenirunpetitmelon?
J’auraisdûchoisiruntuyaud’unplusgranddiamètre,mesuis-jealorsdit.Jeme suistrouvéstupidedenepasyavoirpensé.Avecunpeudepatience,j’aitoutde
mêmeréussiàfairetenirunmelonenéquilibre.
—Unhommequisepencheraitversmoiauraitlatêteàcettehauteur,pasvrai?
Sonniveaud’habiletéaalorsfaitunbonddegéantetellearéussiàfrapperle melonàsonpremieressai.C’étaitloind’êtreuncoupdecircuit,maisc’étaitun bondébut.
—Génial,a-t-elleditavantdereplacerelle-mêmelefruitsurlepoteau.
Elle a continué à le frapper, encore et encore, améliorant chaque fois sa performance.
Lavoyantsatisfaite,jesuisretournévaqueràmesoccupations.
Uneheureplustard,ellerevenaitfrapperàmaporte.
—Venezvoirça,voisin.Vousallezêtrefierdevotreélève.
Elle a alors placé un melon sur le t-ball et l’a frappé si fort qu’il a éclaté en morceaux.
—Vousavezvuça?C’estletroisièmequejefracasse!
C’étaitsiimpressionnantquejen’aipaspum’empêcherd’applaudir.
—VousserezbientôtmûrepourlaLiguedespamplemousses.
J’ai vu à son absence totale de réaction qu’elle n’avait pas saisi mon allusion sportive.Ellesemblaitn’enavoirquepoursesmelons,qu’ellefaisaitéclaterles unsaprèslesautres.
— Les experts sous-estiment toujours le pouvoir de la haine, m’a-t-elle confié entredeuxfrappes.
C’était à mon tour d’afficher un air perplexe. Elle l’a perçu et a bien voulu prendreunepausepourm’expliquercequilapréoccupait.
—J’aiunehistoiredemeurtreàjuger,m’a-t-elleenfinexpliquéenreplaçantun melonsurlepoteau.Unepetitefillededouzeansestsoupçonnéed’avoirtuéun de ses oncles d’un coup de bâton de baseball. Les travailleurs sociaux sont persuadésquel’oncleaabusédesaniècesurunetrèslonguepériode,maisilsne peuvent pas le prouver. Les psys ont essayé de faire parler la jeune fille, sans succès.Elleestautiste.Iln’estévidemmentpasquestiondelacondamnerpour
s’êtredéfendue–j’auraisplutôtenviedelaféliciter–maisjeveuxconnaîtrela vérité.
Elleaalorsfrappéunautremelonetl’afaitéclaterencoreunefois.
—Latêtedel’oncleaétéfracasséedetellefaçonquepersonnen’arriveàcroire qu’unefillededouzeansaitpufaireautantdedommages.Jeviensdeprouverle contraire, et je vais le prouver encore une fois. Si je le peux, elle le peut.
Regardezbien.
Elle a placé un autre melon sur le socle, l’a regardé attentivement, et l’a fait éclaterd’unsolidecoupbienplacé.
Elleenafrappéunautre,puisunautreencore,etjen’aipaspum’empêcherde ressentiruncertainmalaise.
—Jecroisquelapreuveestfaite.Pourquoicontinuez-vous?
—C’estquej’yprendsgoût,voyez-vous.Jen’auraisjamaiscruquelebaseball pouvaitêtreaussisatisfaisant.
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LECABINETDECURIOSITÉS
Lesvisiteursavaientdelongsmanteauxnoirscouvertsdelasuiecrachéeparles cheminées des villes et cette suie était à son tour recouverte d’une épaisse couchedepoussière–certainspartaientdetrèsloinpourvisiternotrecabinetde curiosités.
Mon frère les accueillait dès leur descente du fiacre et les conduisait jusqu’au vestibule, où je devais les débarrasser de leurs capes, manteaux et chapeaux. Il m’étaitinterditdeparlerauxclientsoumêmedelesregarderdanslesyeux.Je devaisgarderlatêtebasse,soumise,etmecontenterdenettoyerleurschapeaux avecunebrossedouce.
Mon père m’avait expliqué que je devais procéder avec soin, sans quoi mon brossageneserviraitqu’àfairepénétrerlasuieplusprofondémentdanslefeutre.
La vérité, c’est qu’il laissait ainsi aux visiteurs le temps de bien m’observer.
Monallureétaiteneffetunepièceessentielledumystèrepourlequelilsavaient payé:j’avaisàpeinedouzeans,maisj’étaisvêtuecommeunedamedelahaute sociétéquiauraitperpétuellementétéendeuil.Jedevaisdissimulermescheveux sousmonchapeaudotéd’unevoilette.Personnenepouvaitdevinermonâge,ni mêmedéterminersij’étaisunêtrehumain,unpantinarticuléouunequelconque entité.
Monfrèreavaitlevisagedécouvert,maisparfaitementimmobile,etilétaittout aussi muet que moi. On aurait dit qu’il portait un masque de cire. Il était vêtu d’unlongfracquisemblaittropgrandpourlui–maisCharlesétaitsigracileque
n’importequelvêtementauraitproduitlemêmeeffet.
Quand j’avais fini de brosser les chapeaux, mon frère s’inclinait pour attirer l’attentiondesvisiteursetillesguidaitpardesimplesgestesdesamaingantée deblanc.Personnen’auraitosécontreveniràsesindications,nimêmes’éloigner untantsoitpeudeluiquandilfaisaitpasserlegrouped’unesalleàl’autre:il éteignaitlampesetchandellesaufuretàmesurequelavisitesedéroulait,etil auraitfallubienducouragepourresterseuldansl’obscurité.
Lapremièresalleétaitconsacréeauxgravuresanciennesreprésentantdes
bêtes monstrueuses et des scènes de l’enfer. Il n’y avait rien là de très original. Tout honnête homme amateur de macabre aurait pu en voir autant dans n’importe quellebibliothèque.Desrapacesempaillésd’unetailleextraordinairedécoraient cependantleplafonddecettepièceetl’éclairageétaitsavammentétudiépourles mettre en valeur, contribuant ainsi à faire monter d’un cran le niveau d’inquiétude des spectateurs. Les aigles étaient particulièrement terrifiants : on aurait dit que leurs yeux luminescents avaient des propriétés hypnotiques et qu’ils s’apprêtaient à fondre sur nous. J’ajoutais ma touche personnelle en venant me placer en catimini derrière les visiteurs au moment où mon frère éteignait les lampes, pour m’assurer que personne ne resterait derrière.
Nombreuxétaientceuxquisursautaientquandilss’apercevaientdemaprésence.
Lasallesuivanteétaitconsacréeauxanimauxnaturalisésetauxobjetsétranges: serpentsàpattes,capricornes,monstresmarins,fœtusdelicornes,squelettesde sirènes… Mon père était un naturaliste très habile, capable de doubler la taille d’un aigle ou de faire croire à des académiciens qu’un chaman amérindien lui avait offert une truite à fourrure capturée dans les eaux glaciales du fleuve Yukon.Certainesdesescréationslesplusaudacieusesavaientconfondulesplus grandsexpertsetavaientétéexposéesauBritishMuseum.
Là encore, ces objets n’étaient destinés qu’à mettre les visiteurs en appétit en étirantlesuspense.
La troisième salle avait fait la réputation de notre maison dans tout le pays, et même à l’étranger. Elle était consacrée aux fœtus humains : frères siamois fossilisés, enfants-Civa à deux paires de bras, bébés aux yeux de grenouilles, cyclopes,garçonssouffrantd’éléphantiasisetdotésdesexesénormes…
Nos visiteurs observaient ces monstres dans un silence respectueux, mais certains faisaient tout de même la fine bouche : ils avaient vu mieux sur le continent,nousassuraient-ils.
Laquatrièmesalleallaittoutefoisleurréserverunesurprisedetaille.Monfrère et moi leur ouvrions la porte, puis nous allions nous poster derrière ma mère, vêtueelleaussicommeuneveuvedusiècledernier.Onnepouvaitdistinguerles traits de son visage à travers sa voilette, mais sa peau était si blême qu’elle semblaitlumineuse.
Elle montrait aux visiteurs les bocaux qui contenaient deux fœtus d’enfants normaux.
— Regardez comme ils étaient beaux, disait-elle d’un air effaré. Ils étaient appelésàunegrandedestinée,j’ensuissûre,maisseulleurespritacontinuéà grandir.
Obéissantàsonsignal,nousnousapprochionslentementdemamère,tandisque monpèreprenaitlaparoledesavoixsépulcrale.
— Mon épouse n’a pas survécu à la naissance des jumeaux, expliquait-il aux visiteurs. Les médecins ont prétendu qu’elle était morte des suites d’une hémorragie.Jecroisplutôtquec’estlechagrinquil’atuée.
Ilpoussaitalorsunlongsoupiretlaissaits’égrenerlessecondes,tandisquenous attendions,immobiles,qu’ilreprennelelaïusqu’ilavaitsisouventrépété.Mon frèreetmoisavourionscesilencetoutautantquelui.
— Mon épouse et mes enfants sont maintenant condamnés à ne plus jamais quitter cette maison et ne s’animent que lorsque nous avons des visiteurs. Je tiens à vous remercier personnellement de leur offrir cette distraction. Et maintenant,sivouslevoulezbien,jeleurdemanderaid’enleverleursvoilettes.
C’est à ce moment-là que je commençais à pleurer. Juste quelques larmes, qui coulaientlentementlelongdemesjouesetallaientéclaterdanslapoussièrequi recouvraitleplancher.Jedevaisensuiteprotesterd’unevoixtremblante.
—Non,papa,s’ilteplaît…
Je gémissais tout doucement pendant que ma mère enlevait sa voilette, très lentement, dévoilant son visage recouvert d’un maquillage phosphorescent.
Tandis que les visiteurs avaient les yeux rivés sur elle, mon frère en profitait pour actionner discrètement un mécanisme qui faisait choir derrière eux le squelette d’un condor, qui s’écrasait dans un fracas indescriptible. Nous profitionsduchaospourdisparaîtreparuneportedissimulée.
Unefoisremisdeleursémotions,lesspectateursapplaudissaientàtoutrompre.
Ilssavaientreconnaîtreletravaildesartistes,etmonpèreétaitsanscontreditle plusgrandd’entreeux.
Ces innocentes distractions ne sont plus à la mode de nos jours, et c’est bien dommage.L’Angleterresepriveainsid’uneappréciablesourcededevises.
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HEARTBREAKHOTEL
Le moment était venu d’en finir, avait décidé Étienne en achetant son billet d’avionpourLasVegas.Unallersimple.
Illuiavaitsemblélogiquedepenserquecettecapitaledujeu,dumariagerapide et de la prostitution serait aussi celle du suicide, et une rapide vérification sur Internet avait confirmé son intuition. Une rumeur affirmait même qu’un règlement municipal interdisait la construction de balcons donnant sur le Strip, pouréviterquelestouristesvoienttropdejoueursmalchanceuxsejeterdansle vide. Ce qui se passe à Vegas reste à Vegas, affirme-t-on souvent, et plusieurs décidentd’yresteràjamais.
Peut-êtreleshôtelsvousaccordaient-ilsunrabaissivousvoussuicidiezdansla baignoireplutôtquedanslelit,avaitsongéÉtienneenfaisantsaréservation.
Cegenred’idéel’auraitfaitsourire,àunecertaineépoque.Plusmaintenant.
EndéambulantunmomentsurleStripparmilesprostituéessiliconées,lessosies deMarilynMonroeetautrespaumés,ils’étaitditqu’ilavaitfaitlebonchoix: s’iln’avaitpaseud’idéessuicidairesenarrivant,ilenauraiteumaintenant.
L’hôtelqu’ilavaitchoisiauhasards’étaitluiaussirévéléunexcellentchoix:il étaithideuxàsouhait.Lasalledebainsétaitunemerveilledemauvaisgoûtavec son bain à remous en marbre rose posé sur un piédestal et entouré de miroirs veinésdedorures.
Le couteau de précision qu’il utiliserait tout à l’heure pour se tailler les veines
étaitdéjàposésurlereborddelabaignoire,prêtàêtreutilisé.
Ne reculant devant aucune horreur, il allumerait la radio commerciale, le moment venu, pour écouter les succès du jour et les publicités criardes : quel soulagementceseraitalorsquededevenirsourdàtoutjamais.
Mais chaque chose en son temps. D’abord, laisser un pourboire princier à la femmedechambre.Ellelemériteraitbien.
Ilouvreensuitelesrobinetsdelabaignoireetvideunpotdeselsdebaindansle jetd’eau.Uneodeurdelilaschimiqueremplitlapièce,tandisquel’eausecolore d’unmauvedouteux.
Ilenlèvesarobedechambre,metunpieddansl’eauhuileuseets’avisequ’ila oubliéd’allumerlaradio.
Ilquittelasalledebains,s’assoitsurlelitetcherchelepirepostesurleradio-réveil. Le choix est difficile : qu’est-ce qui est le plus pénible, les violons sirupeuxdeMantovanioulesplusgrandssuccèsdudisco?IlchoisitMantovani, lemaîtreincontestédelamusiqued’ascenseur,etmetlevolumeaumaximumde façonàquittercemondesansregret.
Ils’apprêteàretournerdanslasalledebainsquandonfrappeàlaporte.Étienne hésite.Quicelapeut-ilbienêtre?Personnenesaitqu’ilsetrouvedanscethôtel.
Unemployévenugarnirleminibar?Untouristequis’esttrompédechambre?
Ilvautmieuxouvriretenavoirlecœurnet.
Étienne jette d’abord un œil
au judas et aperçoit un sosie d’Elvis Presley arborant une banane qui défie la loi de la gravité. Pressentant sans doute sa présencedel’autrecôtédelaporte,Elvisluifaitunclind’œilappuyé.
Peut-êtreest-ceunesortedepromotionstupideofferteparl’hôtel,seditÉtienne
: si je lui ouvre, il va m’offrir des jetons gratuits pour jouer au casino, ou une niaiserie de ce genre. Autant me débarrasser de cet importun le plus vite possible.
Étienne lui ouvre, et Elvis n’a pas sitôt mis les pieds dans la chambre qu’il avance vers lui et l’entraîne vers le lit tout en se déshabillant. À sa grande surprise,ÉtienneaunesolideérectionquandElvisdénouelecordondesarobe dechambre.
Étienne a toujours entretenu des fantasmes variés et imaginatifs, mais celui de coucher avec Elvis ne lui avait jamais traversé l’esprit. Une fois cette activité accomplie,ildoitbiens’avouerqu’ilavaiteutort.Ilyalongtempseneffetqu’il n’aéprouvéautantdeplaisir.Ilfautdirequelecloned’Elviss’estdémenépour luiendonner.Iln’avaiteuqu’àselaisserfaire.
— Je peux te chanter Love Me Tender ou I’m All Shook Up si tu veux, lui dit Elvisàlafindesaprestation.C’estinclusdansleprix.J’aiétépayéd’avance, net’inquiètepas.Tuasdebonsamis.Ilsconnaissenttesgoûts.
—Ildoityavoiruneerreurquelquepart.Aucundemesamisnesaitquejeme trouve dans cet hôtel, et je n’ai jamais été un fan d’Elvis. Je suis plutôt de la générationdesBeatles.