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Idées noires Page 2


  — Tu es trop nerveux pour prendre une décision éclairée, lui ai-je alors dit.

  Laissons-la où elle est pour le moment. On y verra sûrement plus clair demain matin. Pourquoi n’essaierais-tu pas de te nettoyer la tête en attendant ? Je trouveraiunesolutionànotreproblèmependantcetemps-là.

  —Bonneidée…Jevaischerchercequ’ilmefaut…Enveux-tuunpeu?

  —Non,merci.

  Ma proposition n’était évidemment pas innocente. Je savais très bien comment monpères’yprendraitpourse«nettoyerlatête»:ilavaittoujoursàportéede main des pilules qu’il avalait quand il avait du mal à dormir après avoir consommétropdecokeoudespeed.Cespilulesluiétaientfourniesparunede ses maîtresses, une infirmière qui travaillait aux soins palliatifs et volait des médicaments destinés à atténuer les douleurs des patients en phase terminale.

  J’ignore la composition exacte de ces pilules, mais elles lui faisaient un effet bœuf,surtoutquandilbuvaitquelquesverrespourlesfairepasser.

  J’ai attendu une bonne heure pour m’assurer qu’il était bien assommé, puis je

  suisalléleretrouverdanssachambre.Ilavaitavaléquelquespilules,commeje l’avaisprévu,etlabouteilledeginn’étaitpasloin.

  Ilétaitcouchéentraversdesonlit,respirantàpeine.

  Jel’aitraînétantbienquemaljusqu’àlacave,jel’aidéshabillé,jel’aienduitde cequ’ilprétendaitêtredela bouevolcanique(c’étaitenfaitdelavaseprovenant de l’étang) et je l’ai placé dans un de ces sacs de sudation qu’il avait inventés pour ses rituels chamaniques : c’était un sac de cuir semblable à ceux qu’utilisent les embaumeurs, mais décoré de chakras dessinés par ma mère. Il offraitàsesclientsdepasserquelquesheuresdansundecessacscensésdétruire lesmauvaisesénergiestoutenayantdeseffetsmiraculeuxsurlacellulite.

  Le sac était muni d’une fermeture éclair permettant de l’ouvrir de l’intérieur, maisencorefallait-ilêtreenétatdelefaire.

  J’airefermélesacsurlui,etjel’ailaissémarinerdanssavase.

  J’aiattenduaulendemainmatinavantd’appelerle9-1-1pourannoncerquemes deuxparentsétaientmortspendantlanuit.

  Commeils’agissaitdemortsnonnaturelles,nousn’avonspaspuéchapperàune enquêteducoroner.Celui-ciafaitpreuvedediligenceetilenestvitearrivéàla seule conclusion possible : mes parents étaient morts accidentellement en s’adonnantàdesjeuxsexuels.

  J’aimisbeaucoupplusdetempsàmedépatouillerdanslesdocumentsjuridiques et ce que j’y ai découvert n’a pas été une grande surprise : ni l’un ni l’autre n’avait rédigé de testament, les primes d’assurances n’avaient pas été payées depuis longtemps, la maison était grevée d’hypothèques et ils devaient une fortuneenimpôts.

  Devantl’étenduedecedésastrefinancier,j’aisuivilasuggestiondemanotaire etrenoncéàlasuccession.

  Tout s’est ensuite déroulé exactement comme elle l’avait prévu : la Maison de l’Éveil a été mise en vente par la banque, qui détenait une hypothèque, mais personne n’en voulait. Nombreux sont ceux qui croient aux fantômes dans la région,etc’esttantmieux.Nousavonsattenduqueleprixbaissejusqu’àcequ’il atteigne un niveau ridicule, et je l’ai rachetée avec l’argent que la notaire m’a

  prêtésouslatable.

  Je me propose maintenant de reprendre l’affaire familiale, mais sur des bases plus solides. J’ai un bac en psycho et je terminerai bientôt une maîtrise en administration des affaires. Ma notaire ne connaît rien aux chakras, mais elle saura rédiger des contrats nous dégageant de toute responsabilité envers nos clients.

  Nous pensons tous les deux que mes parents manquaient singulièrement d’envergure. Pourquoi se contenter d’enseignants du primaire, de conseillers pédagogiquesetd’employésdecommissionsscolairesalorsqueleministèrede l’Éducationregorgedecadressupérieursavidesdedévelopperleurcréativité?

  Aussitôt que j’aurai établi mon plan d’affaires, je me mettrai à la recherche de dragonsprêtsànousaider.

  3

  ABSOLUTION

  —Mercid’êtrevenu,monsieur…Monsieur?

  —MichelNepveu.Nousnoussommescroisésquelquesfoisdanslachambrede

  votremère.Jesuisl’aumônier.Jevousoffretoutesmescondoléances,madame.

  —Merci.Mercidevousêtredéplacé,surtout.Lesalonaouvertilyauneheure, etvousêteslepremiervisiteur.C’estàsedemandersiçavalaitlapeinedepayer pourceservice.S’iln’enavaittenuqu’àmoi,cesformalitésauraientétéréduites auminimum.

  —Qu’est-cequivousenempêchait?

  —Mamèreavaitfaitdespréarrangements.Elleavaittoutprévu,ycomprisles bouquetsdefleursetlessandwichs.Surtoutpasdejambondanslessandwichs!

  Elleétaitallergique,supposément…

  —Supposément?

  —Elleavaitdesdizainesd’allergiesdecegenre,quivariaientselonsesenvies.

  J’ai eu beau lui dire que l’odeur du jambon ne la gênerait sûrement pas quand elle serait morte, elle n’a rien voulu savoir. Il n’y aurait pas de sandwichs au jambonàsesfunérailles,pointfinal.

  —Votremèresavaitobtenircequ’ellevoulait.

  —Voussemblezl’avoirbienconnue.

  —J’étaissonconfesseur,bienmalgréelle.

  — Malgréelle?

  —Votremèreavaitl’habitudede magasinersesconfesseurs,commeonditchez nous.S’ilsla contrariaientd’unequelconque façon,elleen changeait.Elle m’a racontéqu’elleavaitsouventportéplainteàl’archevêchéquandelletrouvaitque les pénitences étaient disproportionnées. D’après ce que j’ai compris, elles l’étaienttoujours.C’étaitsafaçondemefairecomprendrequej’avaisintérêtà luidonnerl’absolutionsansposerdequestion.Àlafin,évidemment,ellen’avait pluslechoix:lesaumônierssefontrares,denosjours,etelleétaitclouéeàson lit.Elledevaitdoncsecontenterdemoi.Savez-vousqu’elleétaittrèschanceuse devousavoirauprèsd’elle?

  — Les infirmières m’ont souvent dit que la majorité des patients ne reçoivent jamaisdevisiteurs.Çaenditlongsurlesvaleursdenotresociété.

  —Jeneparlepasseulementdevosvisites.Elleaétéchanceusedevousavoir auprèsd’ellependanttoutesavie.Voushabitiezavecelle,d’aprèscequej’aicru comprendre?

  —Eneffet.

  —Vousnevousêtesjamaismariée?Vousn’avezjamaisquittélamaison?

  — Ma mère avait besoin de moi. Elle était gravement malade, comme vous le savez.

  — La sclérose en plaques, oui. Une maladie dont les symptômes sont étrangementsimilairesàceuxdel’alcoolisme.

  —Quevoulez-vousdire?

  — Rien d’autre que ce que j’ai dit. Votre mère m’a souvent demandé de lui apporterdel’alcool,endouce.Elleétaittrèspersuasive.

  —Ellemeledemandaitaussi.Sij’avaisrefusé,elleseseraitdébrouilléepouren obtenirautrement.Elleatoujoursétéportéesurlegin,qu’ellemêlaitàdujusde citron. Elle disait que c’était le seul remède qui la soulageait vraiment de ses mauxdedos.Ellecommençaitàboireversquatreheuresdel’après-midietne s’arrêtaitquepourallerdormir.

  —Jevois.Etvous?

  —Boiredugin?Jamais!Pasdevinnonplus.Jen’aipasdemérite:jen’aime paslegoût.

  —Jesupposeaussiquec
’estcontre-indiqué,dansvotreétat.

  —…Quelétat?

  —Vousêtesépileptique,non?

  —Moi?Pasdutout!

  —Votremèrem’apourtantditque…

  —Jesaisd’oùvientcettehistoire.Ilm’estarrivédeperdreconnaissancedeux ou trois fois, quand j’avais treize ou quatorze ans. Un médecin avait évoqué l’épilepsie, mais il est vite apparu que je manquais de fer, tout simplement.

  C’était lié à la puberté, si je me souviens bien. J’ai toujours eu des règles abondantes,et…

  —Cen’estdoncpasvotreétatquivousaempêchéedevousmarier.

  — Non, mais je sais que ma mère a utilisé ce prétexte pour faire fuir mes prétendants. Aussitôt que j’avais une relation un peu sérieuse avec un garçon, elle le prenait à part et lui parlait du grand mal. Ses descriptions étaient terrifiantes.

  — Allergies, épilepsie, sclérose en plaques… Elle savait décidément faire un bonusagedesmaladies.

  —Àquiledites-vous!Imaginezunpeucequ’auraitétésaviesielleavaitfait desétudesenmédecine.

  —Vouslesaviez,àproposdesfiancés?

  —Jem’ensuistoujoursdoutée,maisjerefusaisdecroirequequelqu’unpuisse fairequelquechosed’aussiabject.Ellem’atoutavouélasemainedernière,juste avantdemourir.Lepire,c’estqu’ellesemblaitfièredesoncoup.

  —Çaadûêtreunchocpourvous,non?Commentavez-vousréagi?

  — J’ai pris un soin particulier à replacer ses oreillers, si vous voyez ce que je veuxdire.Etjemesuisfaitavoir,unefoisdeplus:c’étaitexactementcequ’elle voulait.

  4

  QUITTERFACEBOOK

  Cematin,Marcels’estenfindécidéàsedésabonnerdeFacebook.Ilenaassez des blagues éculées, des éditoriaux débiles à l’orthographe approximative, des penséessupposémentinspirantesetdesvidéosdechatstombésdanslacuvette.

  Trop,c’esttrop.

  Maiscommentfaire?Surquelboutonfaut-ilappuyer?Àquifaut-ils’adresser?

  Quelmotdepassedonner?Unenfantdedixansarriveraitsansdoutefacilement àsedébrancherdeceréseau,maisc’estuneautrepairedemanchesquandonen asoixante-douze.

  Il regarde l’écran, perplexe, et voit soudainement apparaître le chiffre 4 sur l’icône«demanded’ajoutsàlalisted’amis».

  Çadoitsûrementêtreuneerreur,sedit-il.Quelqu’unquimaîtriselesnouvelles technologies encore moins bien que lui, si c’est possible, ou un quelconque arnaqueurduSénégal,oualorsunvieillardatteintdelamaladiedeParkinsonet quiaappuyéquatrefoissurlamêmetouche.

  Ildécidequandmêmed’alleryvoirdeplusprès.Qu’a-t-ilàperdre?

  Lapremièreinvitationestcelled’uncertainPierreArsenault.Marcelfronceles sourcils:ilabienconnuungarçonquiportaitcenom,maiscePierre-làestmort depuislongtemps.

  Ilcliquepouraccepterl’invitationetreçoitaussitôtunextraitvidéod’unfilm8

  millimètresadmirablementconservé,danslequelonvoitPierreetMarceljouer

  au hockey sur une patinoire extérieure, derrière l’église de son village. Pierre passelarondelleàMarcel,quimarquedansunfiletdésert.

  Leplusétrange,c’estqueMarcelsesouvientdecebutcommesic’étaithier,et mêmemieuxqu’hier:ilyaquelquetemps,eneffet,quesesancienssouvenirs gagnentenprécisionàmesurequelesplusrécentsdisparaissentsanslaisserde traces.Lefilmabeauêtremuet,ilal’impressiond’entendrelebruitdeslames surlaglace.

  La deuxième demande d’amitié provient de Viateur Corbeil. Marcel fronce les sourcils, une fois de plus : se pourrait-il qu’il s’agisse du frère Viateur, son enseignant de la petite école, celui qui l’avait incité à s’inscrire au cours classique, ce frère Viateur qui avait même payé de sa poche pour qu’il puisse êtrepensionnaire?

  Ilacceptelademanded’amitiéetvoitaussitôtapparaîtresursonécranunephoto desaclassedeseptièmeannée,surlaquelleonremarquelepetitMarcel,assisau dernier rang, les bras croisés. Le frère Viateur se tient derrière lui, les bras croisésluiaussi.Ilporteuneaustèresoutaneetsonvisageestfermé.Personne n’oseesquisserlemoindresourire.Laphotographie,àcetteépoque-là,c’étaitdu sérieux.Lavie,encoreplus.

  Àenjugerparlesridesquiornaientsonfrontetsescheveuxquicommençaient à blanchir, le frère Viateur avait sûrement plus de quarante ans au moment où cettephotoavaitétéprise.Sitelétaitlecas,ilauraitaujourd’hui…centdix,cent vingtans?Commentétait-cepossible?

  La troisième demande provient d’Hélène Landry. Une des cousines de Marcel portaitcenometilenavaittoujoursgardéunsouvenirému:elleavaitétéson premieramour,alorsqu’ilsavaienttousdeuxquinzeans.Ilss’étaientembrassés deuxoutroisfois,d’abordsurlajoue,etpuissurlabouche–maissansouvrir leslèvres.

  Plus d’un demi-siècle plus tard, il n’a qu’à fermer les yeux pour ressentir la fraîcheur de ces baisers et la fièvre brûlante qu’ils avaient aussitôt déclenchée danslerestedesoncorps.

  CetteHélène-làestdécédéeilyatrenteans,àuneépoqueoùInternetn’existait même pas et Facebook encore moins. Quelques clics de souris permettent

  pourtant à Marcel d’accéder à sa galerie de photos. Loin d’être délavées, les couleurs y sont aussi nettes que si elles venaient d’être prises, et Hélène y a toujoursquinzeans.

  Si Pierre Arsenault est le véritable Pierre Arsenault, si Viateur Corbeil est vraimentlefrèreViateuretsiHélèneestlavraieHélène,c’estdoncqueDiane Lachapelle, la quatrième personne qui lui demande d’intégrer le cercle de ses amis, est probablement son ex-épouse, qui l’a trompé à répétition avant de le ruinerdansuncoûteuxdivorce.

  Un clic suffit pour le confirmer, et Marcel voit Diane apparaître sur l’écran en mêmetempsqu’unenouvelleicône,àladroitedesnotifications.

  Si Marcel comprend bien cette nouvelle fonction, il lui suffirait de cliquer sur l’icônepourpardonneràsonex-femme.

  Tandis qu’il hésite, le doigt en l’air, il regarde les demandes d’amitié qui s’accumulent : il y en a maintenant plus de cinquante, provenant toutes de personnes décédées. Des oncles, des tantes, des cousins, des amis de la petite école,d’anciensvoisinsquisemblentheureuxd’avoirpassél’armeàgaucheet quil’invitentàenfaireautant.

  Aussi bien accepter leur invitation, se dit-il en appuyant sur le bouton de la souris.Ilesttempsqueçafinisse.

  5

  COUPSÛR

  Du temps où je louais une maison à l’île d’Orléans pour y passer mes étés, j’avaisunevoisinedivertissante.

  Elleavaitlemêmeâgequemoi–lacinquantainebiensonnée–maisdeloin,on auraitditunefrêlejeunefilleàl’aubedel’adolescence.Elleétaittoujoursvêtue defaçontrèsélégante.Jesoupçonnaisquemêmelechapeaudepailledontelle secoiffaitpourjardinerportaitlagriffed’ungrandcouturier.

  Le jardinage occupait presque tout son temps libre. Je suppose qu’elle en avait grandbesoinpoursechangerlesidées.Pourlereste,ellesecomportaitentous points comme les autres estivantes de l’île : elle contemplait le fleuve et observaitlesoiseauxtoutensirotantunverrederosé,oualorselleseplongeait dansunroman,confortablementassisedanssonfauteuilAdirondack.

  Vivant seule, elle me demandait parfois quelques menus services que je l
ui rendais d’autant plus volontiers que sa conversation était fascinante : elle était jugeetprésidaitdesprocèscriminelsdontellenesegênaitpaspourmeparler.

  Certainscasmobilisaienttoutessesénergies.Ellepassaitalorsnuitblanchesur nuit blanche, penchée sur ses dossiers, et sortait rarement de chez elle. Elle négligeaitsonjardin,etmêmesasanté.Illuiarrivaitdefrapperàmaportetôtle matin, en robe de chambre et les cheveux ébouriffés, pour me demander une banane,unetassedecaféouuneramedepapier.Jem’empressaisdeluidonner cequ’ellevoulait,soulagédelasavoirvivante,etespérantqu’ellemeraconterait

  bientôtlecrimequ’elleavaitàjuger.

  Il était précisément sept heures, un matin de juillet, quand elle me fit une demandeétonnante.

  —Auriez-vousunbâtondebaseball,parhasard?

  J’avoueavoirmisuncertaintempsàréagir:jen’avaispasterminémonpremier café,etlebaseballétaitsûrementladernièreactivitéàlaquellej’auraissongéà m’occupercejour-là–ettouslesautresjours,àbienypenser.

  — Un bâton de baseball, a-t-elle répété sur un ton légèrement impatient. J’ai besoind’unbâtondebaseballetdequelquesmelonsd’eau.Jesaisbienquenous sommestôtdanslasaison,maispeuimportequ’ilsnesoientpasmûrs.Ceserait mêmepréférablequ’ilsnelesoientpas.Jepaieraileprixqu’ilfaudra.Ilyades producteurssurl’île,non?Pensez-vousquevouspouvezmetrouverça?

  Les engrenages de mon cerveau se sont alors mis à fonctionner normalement, malgré l’heure matinale, et j’ai deviné qu’elle avait besoin de ces objets hétéroclitespouréclairerundesesjugements.Incapabledeluirefuserquoique cesoitetcurieuxdevoirdequoiilretournait,j’aiavalélerestedemoncafé,je me suis habillé en vitesse et je suis parti à la recherche de ce qu’elle me demandait. J’ai facilement déniché un bâton de baseball et une balle chez un voisin qui avait trois jeunes garçons, mais ce fut une tout autre affaire que de trouverunproducteuragricoleetdeleconvaincredemevendredesmelonsqui n’étaient pas mûrs. J’avais beau lui offrir le prix qu’il aurait obtenu pour des primeurssurlemarchédeNewYork,ilnevoulaitrienentendre:ilenallaitde saréputation,riendemoins.J’aifiniparluiexpliquerquec’étaitpourmadame lajuge,etsonattitudeaalorschangédutoutautout.